Quelles sont les conditions de l’article 145 CPC (instruction in futurum) ?

Aux termes de l’article 145 du Code de procédure civile,

s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé“.

Il permet au président du tribunal d’ordonner des mesures d’instruction lorsqu’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige.

Résumé des conditions d’application du 145

Il faut donc que quatre conditions soient remplies pour que l’article 145 CPC s’applique. La mesure doit être réalisée :

  1. Avant tout procès au fond civil.
  2. Motif légitime (le litige futur potentiel) : il faut prouver qu’un procès est possible, qu’il a un objet et un fondement suffisamment déterminés, que sa solution peut dépendre de la mesure d’instruction sollicitée et que celle-ci ne porte pas une atteinte illégitime aux droits et libertés fondamentaux d’autrui. 
  3. Le caractère « légalement admissible » des mesures ordonnées [contrôle de proportionnalité objectif sur le périmètre de la mesure] : les mesures doivent être légalement admissibles, c’est à dire
    • « circonscrites dans le temps et dans leur objet »,
    • « proportionnées à l’objectif poursuivi » et aux intérêts en présence;
    • et « nécessaires à l’exercice du droit à la preuve du requérant ».
  4. Le respect du secret des affaires et du droit à la vie privée vs intérêt probatoire [contrôle de proportionnalité subjectif] : l’intérêt probatoire du demandeur ne doit pas violer les intérêts légitimes des personnes à l’encontre desquelles les mesures sont ordonnées, tels que le secret des affaires ou le respect de la vie privée

Si le demandeur à la mesure d’instruction n’a pas à démontrer l’existence des faits qu’il invoque puisque cette mesure in futurum est justement destinée à les établir, il doit néanmoins justifier d’éléments rendant crédibles ses suppositions et démontrer que le litige potentiel n’est pas manifestement voué à l’échec, la mesure devant être de nature à améliorer la situation probatoire du
demandeur.

Pourquoi faire un 145 ?

Réaliser un “145” est très utile afin de déterminer ses droits potentiels avant d’engager un procès au fond.

Par exemple, une société peut intenter un 145 pour obtenir certaines pièces de son concurrent afin de pouvoir estimer son préjudice avant d’engager une ac­tion en concurrence déloyale. Une fois ces documents en poche, elle pourra déterminer si cette action a un intérêt ou non.

1ʳᵉ condition : Avant tout procès au fond civil

Une mesure in futurum ne peut pas être ordonnée lorsqu’une instance est ouverte au fond sur le même litige et que celle-ci a été introduite avant le dépôt de la requête. Dès qu’une juridiction est saisie de l’affaire au fond, le juge des référés ne peut plus ordonner une mesure sur le fondement de l’article 145 du CPC ; seul le juge saisi au fond est compétent pour le faire.

Le juge est tenu d’examiner l’existence de ces conditions au jour du dépôt de la requête.

L’interdiction faite au juge d’ordonner les mesures d’instruction ne s’applique que si l’instance au fond est ouverte sur le même litige à la date de la requête (Cass. 2ᵉ civ. 30-9-2021 n° 19-26.108 F-B). Il faut ainsi que

  • le demandeur soit partie au procès (Cass. 2e civ. 1-7-1992 n° 91-10.128 : Bull. civ. II n° 189). L’article 145 du code de procédure civile n’exige pas pour que l’instance au fond ouverte à la date de la requête soit considérée comme le même litige que les parties aux deux procès soient identiques. Il suffit que l’intéressé, qui sollicite une mesure d’instruction in futurum, soit partie à l’instance au fond. (Cass. 2e civ., 26 oct. 2023, n° 21-18.619)
  • et que les faits que l’on cherche à établir ne soient pas distincts du procès initial (Cass. com. 3-4-2013 n° 12-14.202 : RJDA 8-9/13 n° 763).

L’existence d’une demande reconventionnelle formée dans l’instance au fond ne constitue pas un obstacle à la mesure d’instruction in futurum, dès lors qu’elle est formée après le dépôt de la requête.

2ᵉ condition : Motif légitime : le litige futur potentiel

Pour que la mesure d’instruction soit ordonnée, il convient de constater qu’un procès est possible, qu’il a un objet et un fondement suffisamment déterminés, que sa solution peut dépendre de la mesure d’instruction sollicitée et que celle-ci ne porte pas une atteinte illégitime aux droits et libertés fondamentaux d’autrui.

L’article 145 suppose l’existence d’un motif légitime, c’est-à-dire un fait crédible et plausible, ne relevant pas de la simple hypothèse, qui présente un lien utile avec un litige potentiel futur dont l’objet et le fondement juridique sont suffisamment déterminés et dont la solution peut dépendre de la mesure d’instruction sollicitée, à condition que cette mesure ne porte pas une atteinte illégitime aux droits d’autrui. Elle doit être pertinente et utile.

Ainsi, si le demandeur à la mesure d’instruction n’a pas à démontrer l’existence des faits qu’il invoque puisque cette mesure in futurum est justement destinée à les établir, il doit néanmoins justifier d’éléments rendant crédibles ses suppositions et démontrer que le litige potentiel n’est pas manifestement voué à l’échec, la mesure devant être de nature à améliorer la situation probatoire du demandeur. Toute action basée sur un fait qui serait irrémédiablement vouée à l’échec rendant l’information qui serait collectée inutilisable en justice serait un motif de refus. Exemple : prescription acquise quoi qu’il arrive.

Une demande de mesure d’instruction ne peut légitimement porter que sur des faits déterminés, d’une part, pertinents, d’autre part. Le juge doit ainsi caractériser le motif légitime d’ordonner une mesure d’instruction, non pas au regard de la loi susceptible d’être appliquée à l’action au fond qui sera éventuellement engagée, mais en considération de l’utilité de la mesure pour réunir des éléments susceptibles de commander la solution d’un litige potentiel.

Il y a donc deux critères pour remplir le motif légitime :

  1. existence d’un litige potentiel ou plausible dont le contenu et le fondement sont au moins approximativement cernés ;
  2. et sur lequel le résultat de la mesure d’instruction sollicitée est susceptible d’influer, c’est à dire “dont pourrait dépendre la solution d’un litige”.

3ᵉ condition : Le caractère « légalement admissible » des mesures ordonnées [contrôle de proportionnalité objectif sur le périmètre de la mesure]

La condition posée par l’article 145 du code de procédure civile suivant laquelle les mesures ordonnées doivent être « légalement admissibles » recouvre aujourd’hui une triple exigence (Civ. 2e, 25 mars 2021, n° 20-14.309 ; 25 mars 2021, n° 19-20.156 ; Civ. 2e, 5 janv. 2017, n° 15-27.526 ; 21 mars 2019, n°18-14.705).

Ces mesures d’instruction doivent ainsi être :

  1. « circonscrites dans le temps et dans leur objet », c’est le cas lorsque « la mesure portait sur les documents et fichiers “postérieurs au mois de janvier 2019 »,
  2. « proportionnées à l’objectif poursuivi »
  3. « nécessaires à l’exercice du droit à la preuve du requérant » (risque de redite avec le motif légitime et l’obligation d’une mesure “dont pourrait dépendre la solution d’un litige”)

Autrement dit, les mesures d’instruction sont légalement admissibles dès lors qu’il est suffisamment établi qu’elles sont de nature à améliorer la situation probatoire du demandeur et sont proportionnées aux intérêts en présence.

Ces 3 sous conditions du caractère légalement admissible appréciées globalement imposent au juge un contrôle de proportionnalité objectif portant sur l’adéquation entre le périmètre des mesures sollicitées et le procès envisagé.

Il incombe, dès lors, au juge saisi d’une contestation à cet égard, de vérifier si la mesure ordonnée est nécessaire à l’exercice du droit à la preuve du requérant et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence.

Les mesures ordonnées ne doivent pas s’analyser en une « mesure générale d’investigation », mais être « circonscrites aux faits litigieux » (Com. 23 juin 2021, n° 20-22.253 ; 24 mars 2022, n° 20-22.955), de sorte que les preuves susceptibles d’être appréhendées soient « en rapport direct avec les faits dénoncés » (Com. 17 janv. 2018, n° 15-29.114).

En pratique, cette obligation conduit le juge à vérifier que ces mesures sont définies de manière précise et adéquate, en s’assurant notamment, en cas de saisies numériques, que les mots-clefs retenus par l’ordonnance sont suffisamment restrictifs (Civ. 2e, 10 juin 2021, n° 20-11.987 P. ; 24 mars 2022, n° 20-21.925 P).

Le demandeur ne doit pouvoir appréhender que des éléments utiles et opérants dans la perspective d’un procès lui-même suffisamment crédible.

Le caractère “nécessaire” n’impose pas au juge de s’assurer du caractère « indispensable » des mesures sollicitées. Le fait que le demandeur ait pu obtenir les pièces d’une autre manière ne peut motiver un refus.

Com. 28 juin 2023, F-B, n° 22-11.752

Exemples de mesures légalement admissibles

  • Injonction de production de pièce. Attention, si le juge peut ordonner au requis de produire une pièce, la pièce doit déjà exister et être détenue par le requis. Il n’est pas possible d’ordonner la production d’une pièce qui, même si elle pourrait être créée ou établie en l’absence de tout obstacle matériel ou juridique (par exemple un état comptable en cours d’exercice), n’est pas détenue par le requis, à juste titre puisqu’il n’a aucune obligation légale de la détenir (Cass. com., 27 sept. 2023, n° 21-21.995, Publié au bulletin).
  • Constat d’un fait
  • Consultation (expertise allégée)
  • Expertise

Exemples de mesures non légalement admissibles

Le juge ne peut pas ordonner une mesure non légalement admissible :

  • Écoutes téléphoniques
  • Ordonner une « saisie »
  • Se comporter comme en saisie contrefaçon (vraie perquisition civile pour empêcher)

4ᵉ condition : secret des affaires et droit à la vie privée vs intérêt probatoire [contrôle de proportionnalité subjectif]

Une fois vérifiée l’adéquation entre le périmètre des mesures ordonnées et le procès envisagé, la jurisprudence met à la charge des juges une mise en balance entre l’intérêt probatoire du demandeur et les intérêts légitimes des personnes à l’encontre desquelles les mesures sont ordonnées, tels que le secret des affaires ou le respect de la vie privée (Civ. 2e, 25 mars 2021, n° 20-14.309 P. ; 10 juin 2021, n° 20-11.987 P.).

Cette mise en balance est opérée, a priori, au stade de l’autorisation des mesures d’instruction et par conséquent sans avoir connaissance du contenu effectif des pièces appréhendées.

Le juge prendra en considération les éléments suivants :

  • Le caractère « circonscrit » des mesures ordonnées, aussi bien dans leur objet que dans le temps,
  • Le fait que les recherches ordonnées « ne ciblaient pas les documents personnels ».
  • Le fait que « l’autorisation donnée à l’huissier de justice de pénétrer au domicile [de ce salarié], hors sa présence et sans son autorisation, était assortie d’une garantie du respect de ses droits par la présence de deux témoins ».
  • Le fait qu’« en l’absence d’autorisation de “craquer” les mots de passe et les “codes PIN”, la mesure ordonnée aurait perdu toute utilité ».

5ᵉ condition : spécifique à la saisine sur requête justifiant la dérogation au contradictoire

L’ordonnance sur requête est une décision provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler de partie adverse (CPC art. 493). Les mesures d’instruction ne peuvent donc être ordonnées sur requête que lorsque les circonstances exigent qu’elles ne le soient pas contradictoirement (CPC art. 845, al. 2).

L’ordonnance sur requête doit être motivée (CPC art. 495, al. 1). Le juge ne peut pas faire droit à la requête sans avoir recherché si la mesure sollicitée exigeait une dérogation à la règle du contradictoire (Cass. 2e civ. 13-5-1987 n° 86-11.098 : Bull. civ. II n° 112 ; Cass. 2e civ. 23-11-1994 n° 92-17.774 : Bull. civ. II n° 241). Il s’agit de vérifier l’existence de circonstances autorisant une dérogation au principe du contradictoire (Cass. 2e civ. 7-5-2008 n° 07-14.858 : RJDA 8-9/08 n° 974).

Les conditions non requises par l’article 145

La mesure sollicitée n’a pas à être la seule qui permette l’obtention des preuves

Si les mesures ordonnées doivent être « nécessaires à l’exercice du droit à la preuve du requérant », le contrôle de la « nécessité » des mesures ordonnées pour l’exercice du droit à la preuve du demandeur ne suppose pas de s’assurer que ce dernier ne disposait d’aucun autre moyen de se procurer ou d’obtenir des preuves en vue du procès projeté.

Autrement dit, le juge ne doit pas s’assurer du caractère « indispensable » des mesures sollicitées

L’ajout de cette condition autonome a été clairement refusée par la Cour de Cassation.

 L’article 146 CPC  (avoir mis en œuvre tout ce qu’il était possible de faire pour obtenir la preuve de ses faits) ne s’applique pas à l’article 145 CPC (comme en matière d’expertise médicale).

« La preuve n’est pas établie » 

C’est précisément l’objet du 145

« Le fondement de l’action future n’est pas déterminé »

La visée exploratoire du 145 a justement été créée pour ça, c’est-à-dire pour permettre au demandeur de confirmer ou d’infirmer si une action sera possible.

La question du séquestre

Le séquestre permet l’examen contradictoire a posteriori, pièce par pièce, au stade de la levée d’une mesure de séquestre, de chaque pièce pour confronter concrètement les intérêts en présence.

En l’état du droit positif, l’organisation d’un séquestre n’est pas formellement requise pour qu’une mesure soit « légalement admissible », y compris en cas d’atteinte à un droit fondamental. (Com. 28 juin 2023, F-B, n° 22-11.752)

Prévue à l’article R. 153-1 du code de commerce en matière de secret des affaires, la mise sous séquestre des documents appréhendés est toutefois expressément prise en compte par certaines juridictions du fond pour apprécier la licéité et la proportionnalité d’une atteinte, non seulement à ce secret (Paris, 5 janv. 2022, n° 21/10227 ; 2 févr. 2022, n° 21/07135 ; 16 févr. 2023, n° 22/13350), mais également au respect de la vie privée (Paris, 6 mars 2019, n° 18/20241 ; 15 juin 2023, n° 22/17229).

Devant le tribunal de commerce de Paris, le séquestre est automatique.

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