Abus de majorité : comment se défendre ?

L’abus de majorité est une situation dans laquelle les associés majoritaires d’une société prennent des décisions contraires à l’intérêt social ou aux droits des minoritaires. Il s’agit d’un comportement fautif qui peut engager la responsabilité des associés majoritaires et donner lieu à des sanctions. Comment détecter un abus de majorité ? Quels sont les moyens d’action dont disposent les associés minoritaires ? Cet article vous explique tout.

Qui peut agir en abus de majorité (recevabilité de l’action) ?

Avant même de définir juridiquement les conditions de l’abus de majorité, il convient de déterminer, sans préjuger du fond, qui peut agir sur ce fondement.

Sont recevables agir en abus de majorité (et notamment pour l’action en nullité) au nom de la société :

  • son dirigeant (Cass. com. 21-1-1997 n° 94-18.883 P : RJDA 4/97 n° 525)
  • une personne qui n’avait pas encore la qualité d’associé à l’époque où la décision litigieuse a été prise (Cass. com. 4-7-1995 n° 93-17.969 P : RJDA 8-9/95 n° 994).
  • des associés qui ont voté en faveur de l’adoption de la résolution litigieuse adoptée à la majorité (Cass. 3e civ. 19-7-2000 n° 98-17.258 FS-PB : RJDA 12/00 n° 1122) ou même à  l’unanimité ; CA Lyon 14-5-2009 n° 08-4126 (en cas d’unanimité ce sera jugé malfondé)

Qu’est-ce que l’abus de majorité ?

L’abus de majorité est défini par l’article 1844-10 du Code civil comme le fait pour un ou plusieurs associés de “prendre sciemment une décision qui, dans leur seul intérêt personnel, est contraire à l’intérêt de la société ou à celui des autres associés”. Il s’agit donc d’un abus de pouvoir qui vise à favoriser les associés majoritaires au détriment de la société ou des minoritaires.

Il y a abus de majorité lorsque trois conditions cumulatives sont réunies (Cass. 3e civ. 18-6-1997 n° 95-17.122 P : RJDA 11/97 n° 1360) :

  1. la décision a été adoptée par le ou les associés majoritaires collectives prises en assemblée générale. Il a, en effet, été jugé que le refus d’effectuer des actes qui ne sont pas de la compétence d’assemblées générales ne saurait constituer un abus de majorité (CA Paris, 4 juin 1998, 5e ch. B, M. Bernard Claude c/ M. Réal ). ;
  2. la décision est contraire à l’intérêt social ;
  3. la décision a été prise dans l’unique dessein de favoriser les membres de la majorité au détriment des autres associés (Cass. com. 18-4-1961 n° 59-11.394 : Bull. civ. III n° 175 ; Cass. com. 24-1-1995 n° 93-13.273 P : RJDA 4/95 n° 439 ; Cass. com. 15-1-2020 n° 18-11.580 F-D , Cass. com. 30-11-2004 n° 01-16.581).

Comment prouver l’abus de majorité ?

Pour prouver l’abus de majorité, il faut démontrer trois éléments :

  • L’existence d’une majorité de fait ou de droit, c’est-à-dire d’un groupe d’associés ou de dirigeants qui dispose du pouvoir de décision dans la société ;
  • La prise d’une décision contraire à l’intérêt social ou aux droits des minoritaires, c’est-à-dire qui n’a pas pour but de favoriser le développement ou la pérennité de la société, ou qui porte atteinte aux droits des associés minoritaires ;
  • L’intention de nuire ou de favoriser les associés majoritaires, c’est-à-dire que la décision a été prise sciemment, avec la volonté de causer un préjudice ou de tirer un avantage personnel.

La preuve de l’abus de majorité peut être rapportée par tous moyens, tels que les procès-verbaux des assemblées générales, les rapports de gestion, les comptes sociaux, les témoignages, les correspondances, etc. Il appartient au juge d’apprécier souverainement les éléments de preuve qui lui sont soumis.

Une décision prise à l’unanimité des associés d’une société ne peut pas être constitutive d’un abus de majorité (Cass. com. 8-11-2023 n° 22-13.851 F-B)

Sanction et recours envers l’abus de majorité

Le recours en nullité : le juge doit annuler toute décision dès lors qu’il constate que celle-ci était contraire à l’inté­rêt social en ce qu’elle a été prise dans l’unique dessein de favoriser les majoritaires au détriment du minoritaire.

Le recours en responsabilité : il permet de demander la réparation du préjudice subi du fait de la décision abusive. Il peut être exercé dans un délai de cinq ans à compter du fait dommageable ou de sa révélation si celui-ci a été dissimulé. Le recours en responsabilité peut être demandé par tout associé, individuellement ou collectivement, ou par la société elle-même si elle a subi un préjudice.

Les différents types d’abus de majorité

L’affectation des bénéfices en réserve

Pour déterminer si l’affectation des bénéfices en réserves est abusive, la chambre commerciale de la Cour de Cassation retient le critère suivant : il convient de rechercher si les rémunérations ne sont pas injustifiées au regard des fonctions exercées.

Il y a abus de majorité lorsque la rémunération perçue par les associés majori­taires dirigeants est indûment utilisée par ces derniers pour s’approprier, au moins partiellement, les bénéfices sociaux.

Il a été jugé que l’affectation des bénéfices sociaux aux réserves avait favorisé les associés majoritaires au détriment des minori­taires dans le cas où :

  • les majoritaires disposaient de rémunéra­tions importantes dont la croissance avait été anormalement rapide (Cass. com. 6-6-1990 n° 88-19.420: Bull. civ. IV n° 171);
  • de même, a été jugée abusive la décision de mise en réserve alors que le gérant avait doublé sa rémunération en quatre ans (Cass. Com. 20-2-2019 n° 17-12.050 F-D).

À l’inverse, la mise en réserve des bénéfices d’une société ne défavorise pas l’associé minoritaire en avantageant le majoritaire du seul fait que ce dernier reçoive une rémunération en tant que gérant. Tel n’est le cas que si la rémunération est injustifiée au regard des fonctions exercées. (Cass. com. 30-8-2023 n° 22-10.108 F-D=

Autres illustrations

Ont été annulés pour abus de majorité :

  • la fixation de rémunérations exagérées pour les dirigeants de la société (CA Grenoble 6-5-1964 : Gaz. Pal. 1964 II p. 208), notamment l’octroi d’une prime correspondant à plusieurs fois le montant des bénéfices sociaux alors que ceux-ci ont été mis en réserve pendant plusieurs exercices sans politique d’investissement corrélative (Cass. com. 1-7-2003 n° 1077 : RJDA 11/03 n° 1074) ou encore une hausse de la rémunération des associés cogérants de 270 % accompagnée d’une chute du résultat net comptable sans politique d’investissement corrélative et de la suppression de la politique de distribution d’importants dividendes (Cass. com. 15-1-2020 n° 18-11.580 F-D : RJDA 4/20 n° 217) ;
  • la décision de fusion prise à l’insu d’un associé minoritaire et n’ayant d’autre but que de priver cet associé de son droit de rachat de parts sociales (Cass. com. 11-10-1967 : D. 1968 p. 136) ;
  • la décision prise par les associés majoritaires d’une société civile, propriétaire de locaux loués à une société à responsabilité limitée dans laquelle les intéressés étaient également majoritaires, de verser à cette dernière une indemnité d’éviction en contrepartie de l’abandon par celle-ci des locaux alors que ces derniers auraient pu être repris sans indemnité en faisant jouer la clause résolutoire prévue dans le bail pour non-paiement des loyers (Cass. civ. 21-1-1981 : BRDA 7/81 p. 9) ;
  • la décision prise par les deux associés majoritaires d’une SCI, propriétaire d’un immeuble loué à une SCP constituée entre les deux intéressés, de réduire le montant du loyer réclamé à la SCP alors que cette réduction excessive et anormale avait entraîné pour la SCI un déficit d’exploitation (Cass. 1e civ. 20-3-1989 : BRDA 12/89 p. 20) ;
  • la décision de vendre la totalité des studios appartenant à une SCI, sans que soit prévu le remploi du prix, l’actif de la société se trouvant de ce fait réduit à un local commercial (CA Rennes 27-5-2003 n° 01-7028 : RJDA 1/04 n° 46) ;
  • la cession par les associés majoritaires d’une SCI à une nouvelle société qu’ils avaient créée d’un terrain et de l’immeuble constituant le principal actif de la SCI à un prix très inférieur à sa valeur réelle (Cass. com. 24-5-2016 n° 14-28.121 : RJDA 8-9/16 n° 620) ;
  • l’affectation systématique, pendant vingt ans, de la totalité des bénéfices à la réserve extraordinaire et le refus de distribuer tout dividende, dès lors que ces sommes n’ont pas été utilisées pour des investissements, mais simplement portées au crédit des comptes bancaires de la société (Cass. com. 22-4-1976 : D. 1977 p. 4 note J.-C. Bousquet) ;
  • le fait pour des associés majoritaires d’une société civile holding de refuser systématiquement toute distribution de dividendes, alors que ceux-ci pouvaient être versés sans difficulté en raison de l’importance des bénéfices réalisés, les majoritaires ayant manifestement agi dans l’intention de nuire aux minoritaires et non pas dans l’intérêt d’une saine gestion de la société civile (Cass. 1e civ. 13-4-1983 : Bull. Joly 1983 p. 512) ;
  • la délibération autorisant le remplacement des gérants actuels d’une SCI – associés majoritaires – au bénéfice des seules personnes de leur choix et au moment que chacun d’eux aura fixé unilatéralement alors que l’intérêt social exige que les dirigeants soient parfaitement libres à l’égard des associés (CA Paris 27-2-1997 : RJDA 5/97 n° 651) ;
  • l’autorisation de cautionnement hypothécaire destiné à garantir un prêt consenti à l’associé majoritaire d’une SCI dès lors qu’aucune contrepartie immédiate n’avait été donnée à la société et que le cautionnement pouvait avoir pour conséquence d’anéantir la totalité du patrimoine de celle-ci (Cass. 3e civ. 25-3-1998 n° 467 : RJDA 6/98 n° 722) ;
  • l’augmentation de capital entièrement souscrite par l’associé majoritaire d’une SCI, destinée à financer des travaux en vue de relouer un immeuble vendu par la société six mois plus tard, qui a eu pour seul objet de diluer la participation du minoritaire avant que la société ne perçoive le prix de vente (Cass. com. 8-7-2015 n° 13-14.348 FS-PB : RJDA 10/15 n° 663).

En revanche, les tribunaux ont refusé d’admettre le caractère abusif des décisions collectives suivantes :

  • mise en réserve des bénéfices pendant plusieurs années ayant permis à la société de réaliser d’importants investissements (Cass. com. 3-6-2003 n° 912 : RJDA 11/03 n° 1074), de renforcer la situation de la société et de contribuer à augmenter la valeur des titres (CA Reims 10-9-2007 n° 04-2958 : RJDA 10/08 n° 1028), d’obtenir un prêt bancaire finançant un important projet puis de maintenir sa capacité de remboursement de ce prêt (Cass. com. 4-11-2020 n° 18-20.409 F-D : RJDA 3/21 n° 170), ou encore de reconstituer sa trésorerie, cette affectation ne s’étant pas accompagnée d’une augmentation anormale des rémunérations perçues par les majoritaires (CA Versailles 29-4-2004 n° 02-803 : RJDA 12/04 n° 1328) ;
  • répartition inégalitaire des bénéfices votée par les associés, dès lors que la quote-part des associés majoritaires a diminué au profit des minoritaires et que cette répartition n’est pas contraire à l’intérêt social (Cass. 3e civ. 18-4-2019 n° 18-11.881 F-D : RJDA 7/19 n° 502) ;
  • cession et apport des actions d’une société à une autre société en vue de remédier à des difficultés financières (Cass. com. 21-1-1970 : JCP G 1970 II n° 16541 note B. Oppetit) ;
  • augmentation du capital par incorporation des comptes courants des seuls associés majoritaires dès lors que l’opération permettait de réduire le passif exigible de la société à due concurrence, ce qui améliorait d’autant ses capacités de financement (CA Paris 3-2-2011 n° 10-1051 : RJDA 10/11 n° 815) ou augmentation de capital ne visant pas à diluer la participation de l’associé minoritaire puisque celui-ci aurait pu y souscrire (Cass. com. 18-3-2020 n° 17-27.150 F-D : RJDA 8-9/20 n° 429) ;
  • agrément d’une cession de parts de SCI ayant permis à l’acquéreur de détenir les deux tiers du capital dès lors que n’était pas démontré en quoi cette décision était contraire à l’intérêt social (Cass. 3e civ. 18-6-1997 n° 1087 : RJDA 11/97 n° 1360) ;
  • vente du seul immeuble d’une SCI à une société constituée par les associés majoritaires de la SCI dès lors qu’il n’est pas démontré que le prix de vente était inférieur au marché (Cass. 3e civ. 11-5-2022 n° 21-15.387 : RJDA 2/23 n° 94) ou cession d’un local commercial à un prix fixé par référence à une valeur suggérée par un notaire et non inférieur au prix du marché (Cass. com. 18-3-2020 n° 17-27.150 F-D précité) ;
  • suppression du droit de jouissance de chaque associé sur les locaux sociaux et concession d’un bail commercial sur ces locaux à l’associé majoritaire (Cass. 3e civ. 8-10-1997 n° 1404 : RJDA 1/98 n° 58) ;
  • augmentation rétroactive de la rémunération du gérant et attribution d’une prime à celui-ci sans accroissement de sa charge de travail, dans une société dont le chiffre d’affaires avait augmenté pendant cette période (Cass. com. 14-10-2020 n° 18-24.732 F-D : RJDA 2/21 n° 95) ;
  • attribution rétroactive d’une rémunération au dirigeant d’une société n’exerçant aucune fonction opérationnelle, mais qui assumait la responsabilité civile et pénale inhérente à ses fonctions (Cass. com. 4-11-2014 n° 13-24.889 : RJDA 3/15 n° 200) ;
  • augmentation importante de la rémunération du dirigeant, qui assurait, outre ses fonctions, diverses responsabilités commerciales, comptables et de ressources humaines, cette augmentation ayant suivi celle du chiffre d’affaires (CA Lyon 17-2-2022 n° 18/07114 : RJDA 8-9/22 n° 485) ;
  • décisions de dissolution et de nomination d’un liquidateur prises collectivement en raison de la cessation d’activité de l’entreprise, de la disparition de son matériel, du licenciement de son personnel et de sa situation financière désespérée (CA Paris 4-6-1998 : Dr. sociétés 1998 n° 150 note Th. Bonneau) ;
  • révocation de deux sœurs directrices générales déléguées et associées minoritaires d’une société familiale, dès lors que l’intérêt social ne peut pas être déterminé par le seul intérêt familial, qu’elles n’assuraient pas la direction opérationnelle quotidienne de la société et que la famille ne s’accordait plus sur la gouvernance et le développement de l’entreprise (CA Paris 19-6-2015 n° 14/19462 : RJDA 10/15 n° 664).

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