L’expertise judiciaire devait être le bras technique du juge : un moyen d’éclairer la décision par un regard objectif et neutre, fondé sur la science, la technique ou l’expérience.
En pratique, elle est devenue un goulet d’étranglement de la justice civile : lente, coûteuse, souvent mal encadrée, parfois instrumentalisée, et surtout marquée par des disparités abyssales de qualité entre experts.
Là où l’expertise devait apporter la rigueur, elle introduit trop souvent l’arbitraire.
L’idée : éclairer le juge, pas juger à sa place
L’expert judiciaire est un auxiliaire du juge. Sa mission est définie par l’article 232 du Code de procédure civile : il doit éclairer le magistrat sur des éléments techniques que ce dernier ne maîtrise pas.
En théorie, l’expert n’a aucun pouvoir décisionnel.
En pratique, nombre de jugements reprennent mot pour mot les conclusions du rapport, sans analyse critique.
L’expert devient alors, de fait, un juge technique sans légitimité judiciaire.
C’est la première dérive : celle de la délégation du pouvoir de juger.
L’indigence de certains experts
Les avocats le constatent tous les jours : la qualité des experts judiciaires est d’une hétérogénéité déconcertante.
Certains sont remarquables de rigueur et de compétence. Mais d’autres — et ils sont un nombre non négligeable — accumulent les erreurs, les approximations et les contre-sens.
Les Cours d’appel réinscrivent chaque année les mêmes noms sur leurs listes, sans véritable contrôle de la qualité du travail rendu. Les évaluations sont purement administratives. Les juges n’ont pas le choix : il n’y a personne d’autre qui veut être expert.
Résultat : des rapports incohérents, mal motivés, truffés d’erreurs techniques, qui orientent pourtant les décisions de justice.
Une réalité d’autant plus problématique qu’ils sont rarement sanctionnés.
Des experts déconnectés du monde réel
Autre problème fréquemment relevé : une partie des experts refuse la modernité.
Pas d’e-mails, pas de visioconférences, pas d’envoi de documents numériques.
Les convocations se font par courrier, les rapports sont transmis sous format papier, parfois en plusieurs exemplaires, et les échanges avec les parties sont quasi impossibles à suivre.
Ce refus du numérique, dans un système judiciaire déjà surchargé, rend les expertises interminables et les échanges d’une inefficacité consternante.
Alors que tout pourrait se faire en ligne, certains experts fonctionnent encore comme en 1980.
Le coût pharaonique des expertises
Les honoraires d’expertise sont devenus déraisonnables.
Des provisions de plusieurs milliers d’euros sont exigées avant même la première réunion.
Les juges homologuent quasi systématiquement les montants, sans réel contrôle, alors même que l’article 284 du Code de procédure civile prévoit un examen par le juge taxateur.
En pratique, ce contrôle est purement formel.
Des experts facturent des réunions inutiles, des notes complémentaires injustifiées, ou font appel à des assistants non déclarés.
Les avocats savent que contester les honoraires d’un expert est un combat perdu d’avance : les juridictions sont réticentes à aller contre les experts judiciaires dont elles ont besoin.
Une absence de contrôle quasi totale
Le statut des experts repose sur une inscription sur les listes des Cours d’appel, révisées tous les cinq ans.
En théorie, cette révision permet de vérifier la compétence et la probité.
En pratique, elle consiste à renvoyer un formulaire et à justifier d’une activité minimale.
Les rapports ne sont jamais relus par un tiers examinateur, la qualité n’est pas mesurée, les retards ne sont pas sanctionnés.
Un expert médiocre peut donc exercer vingt ans sans qu’aucune autorité ne se penche sur son travail.
Les suspensions et radiations sont rarissimes, et souvent liées à des faits disciplinaires mineurs plutôt qu’à des manquements professionnels graves.
Des délais sans fin
Une expertise ordonnée pour six mois se termine rarement avant un an, parfois deux.
Les prorogations sont devenues la norme, accordées automatiquement sur simple courrier.
Aucune sanction, aucun rappel à l’ordre.
Entre la première réunion et le dépôt du rapport, les dossiers stagnent, les audiences sont reportées, les clients s’impatientent.
L’expertise, censée accélérer la manifestation de la vérité, devient un facteur de paralysie.
La peur de l’expert
Autre tabou du monde judiciaire : la crainte de s’opposer à l’expert.
Beaucoup d’avocats évitent les critiques trop frontales dans leurs dires, de peur d’être « mal traités » dans le rapport.
Cette crainte est fondée : l’expert, tout-puissant sur le terrain, peut aisément marginaliser une partie, ignorer ses observations, ou minimiser son point de vue.
Ce rapport de force dissuade les avocats de défendre pleinement leur client dans les opérations.
C’est une atteint au libre exercice du contradictoire.
En théorie, le juge du contrôle technique peut être saisi. En pratique, il intervient rarement car surchargé.
Les bons experts se découragent
Les rares experts irréprochables, rigoureux et indépendants, finissent par se lasser.
Ils dénoncent un système sclérosé, mal payé, mal encadré, et dominé par des pratiques d’entre-soi.
Certains demandent à être radiés des listes, écœurés de voir leur travail assimilé à celui de confrères défaillants.
Le résultat est dramatique : les meilleurs partent, les médiocres restent.
Un entre-soi bien installé
Le monde de l’expertise judiciaire fonctionne comme un petit club fermé.
Les experts se connaissent, se cooptent, participent aux mêmes associations, aux mêmes formations, aux mêmes colloques.
Les désignations sont répétitives : on nomme toujours les mêmes, dans les mêmes chambres.
Cette endogamie empêche toute concurrence réelle et entretient la stagnation des pratiques.
Un marché peu transparent
L’expertise judiciaire, c’est aussi un marché — et un marché lucratif pour certains.
Certains experts réalisent des dizaines de missions par an, cumulant les honoraires judiciaires et les missions privées.
Aucun registre ne rend ces revenus transparents.
Ce manque de traçabilité alimente le soupçon : conflits d’intérêts, sur-facturations, absence de séparation claire entre les activités publiques et privées.
Les causes du problème
- Contrôle inexistant des compétences et de la qualité des rapports ;
- Pouvoir excessif de l’expert sur la conduite des opérations ;
- Conservatisme numérique, freinant la modernisation du processus ;
- Entre-soi professionnel, limitant le renouvellement ;
- Crainte des avocats d’affronter un expert tout-puissant ;
- Fuite des meilleurs, lassés par l’absence de réforme ;
- Tarification opaque et quasi-absence de contrôle judiciaire.
Comment redonner du sens à l’expertise judiciaire
Réformer l’expertise, ce n’est pas la supprimer : c’est la rendre crédible.
Quelques mesures simples pourraient suffire :
- audit réel de la qualité des rapports déposés ;
- publication annuelle des radiations et des retards ;
- généralisation des échanges numériques sécurisés ;
- barèmes nationaux d’honoraires indicatifs, contrôlés a posteriori ;
- instance indépendante de régulation, distincte des Cours d’appel ;
- possibilité pour les avocats de noter la qualité du travail rendu, à des fins internes et anonymisées.
Conclusion
L’expertise judiciaire devait éclairer le juge ; elle finit trop souvent par obscurcir le procès.
Trop d’erreurs, trop de lenteur, trop d’impunité.
Ce n’est pas la technique qui est en cause, mais le manque de rigueur institutionnelle.
Tant que les juridictions refuseront de contrôler réellement les experts qu’elles désignent, la justice continuera à s’en remettre aveuglément à ceux qu’elle ne gouverne plus.
