L’expertise judiciaire devait être le bras technique du juge : un moyen d’éclairer la décision par un regard objectif et neutre, fondé sur la science, la technique ou l’expérience.
En pratique, elle est devenue un goulet d’étranglement de la justice civile : lente, coûteuse, souvent mal encadrée, parfois instrumentalisée, et surtout marquée par des disparités abyssales de qualité entre experts.
Là où l’expertise devait apporter la rigueur, elle introduit trop souvent l’arbitraire.
L’idée : éclairer le juge, pas juger à sa place
L’expert judiciaire est un auxiliaire du juge. Sa mission est définie par l’article 232 du Code de procédure civile : il doit éclairer le magistrat sur des éléments techniques que ce dernier ne maîtrise pas.
En théorie, l’expert n’a aucun pouvoir décisionnel.
En pratique, nombre de jugements reprennent mot pour mot les conclusions du rapport, sans analyse critique.
L’expert devient alors, de fait, un juge technique sans légitimité judiciaire.
C’est la première dérive : celle de la délégation du pouvoir de juger.
L’indigence de certains experts
Les avocats le constatent tous les jours : la qualité des experts judiciaires est d’une hétérogénéité déconcertante.
Certains sont remarquables de rigueur et de compétence. Mais d’autres — et ils sont un nombre non négligeable — accumulent les erreurs, les approximations et les contre-sens.
Les Cours d’appel réinscrivent chaque année les mêmes noms sur leurs listes, sans véritable contrôle de la qualité du travail rendu. Les évaluations sont purement administratives. Les juges n’ont pas le choix : il n’y a personne d’autre qui veut être expert.
Résultat : des rapports incohérents, mal motivés, truffés d’erreurs techniques, qui orientent pourtant les décisions de justice.
Une réalité d’autant plus problématique qu’ils sont rarement sanctionnés.
Le poids sur les épaules de l’expert
L’expert judiciaire exerce une mission qui lui est déléguée par un juge doté de l’impérium. Il intervient sous couvert de l’autorité judiciaire : ce n’est pas un simple technicien, mais un auxiliaire du juge revêtu d’une part de puissance publique.
Cette délégation implique un niveau d’exigence très élevé : l’expert reçoit l’onction de la confiance du magistrat et doit en répondre.
Or, ce poids institutionnel crée un déséquilibre majeur dans le rapport de force. Une fois désigné, l’expert jouit d’une position dominante, rarement contrôlée, rarement discutée, et presque jamais remise en cause par l’institution qui l’a nommé.
Des experts déconnectés du monde réel
Autre problème fréquemment relevé : une partie des experts refuse la modernité.
Pas d’e-mails, pas de visioconférences, pas d’envoi de documents numériques.
Les convocations se font par courrier, les rapports sont transmis sous format papier, parfois en plusieurs exemplaires, et les échanges avec les parties sont quasi impossibles à suivre.
Ce refus du numérique, dans un système judiciaire déjà surchargé, rend les expertises interminables et les échanges d’une inefficacité consternante.
Alors que tout pourrait se faire en ligne, certains experts fonctionnent encore comme en 1980.
Le coût anormalement élevé – et désormais pharaonique – de l’expertise judiciaire
Le coût de l’expertise judiciaire est devenu totalement disproportionné.
Dans de nombreux contentieux techniques – particulièrement en construction – la rémunération est déterminée en pourcentage du montant des travaux à réaliser, de l’enjeu financier du litige ou même du « danger » généré par la situation litigieuse.
Ces critères, qui n’ont aucune base juridique, conduisent mécaniquement à des dérives tarifaires massives.
Surtout, aucune instance ne contrôle réellement ces coûts.
Ni le juge taxateur, ni le magistrat prescripteur, ni la cour d’appel n’opèrent la moindre analyse sérieuse de proportionnalité.
Cette absence totale de régulation a permis à certains experts – notamment en construction – d’ériger de véritables places fortes au cœur des juridictions, jusqu’à se considérer, et parfois se comporter, comme intouchables.
À cela s’ajoute une réalité quotidienne que tous les avocats connaissent : les honoraires d’expertise ont atteint un niveau proprement pharaonique.
Des provisions de plusieurs milliers d’euros sont exigées avant même la première réunion, sans aucune garantie sur la qualité ou la durée de la mission.
Les juges homologuent presque systématiquement ces montants, sans réel examen critique, alors que l’article 284 du Code de procédure civile prévoit – en théorie – un contrôle par le juge taxateur.
En pratique, ce contrôle est symbolique, réduit à une formalité administrative.
Les dérives tarifaires sont désormais structurelles. Certains experts facturent :
– des réunions dont l’utilité n’est jamais démontrée ;
– des notes complémentaires superficielles ou injustifiées ;
– l’intervention d’assistants officieux dont le rôle n’apparaît nulle part.
Enfin, les avocats savent qu’une contestation des honoraires est quasi systématiquement vouée à l’échec.
Les juridictions rechignent à contrarier les experts dont elles dépendent pour le traitement des dossiers techniques.
Le message implicite est clair : mieux vaut fermer les yeux que risquer de perdre l’un des rares « techniciens » encore disponibles sur les listes.
Une absence de contrôle quasi totale
Le statut des experts repose sur une inscription sur les listes des Cours d’appel, révisées tous les cinq ans.
En théorie, cette révision permet de vérifier la compétence et la probité.
En pratique, elle consiste à renvoyer un formulaire et à justifier d’une activité minimale.
Les rapports ne sont jamais relus par un tiers examinateur, la qualité n’est pas mesurée, les retards ne sont pas sanctionnés.
Un expert médiocre peut donc exercer vingt ans sans qu’aucune autorité ne se penche sur son travail.
Les suspensions et radiations sont rarissimes, et souvent liées à des faits disciplinaires mineurs plutôt qu’à des manquements professionnels graves.
Des délais sans fin
Une expertise ordonnée pour six mois se termine rarement avant un an, parfois deux.
Les prorogations sont devenues la norme, accordées automatiquement sur simple courrier.
Aucune sanction, aucun rappel à l’ordre.
Entre la première réunion et le dépôt du rapport, les dossiers stagnent, les audiences sont reportées, les clients s’impatientent.
L’expertise, censée accélérer la manifestation de la vérité, devient un facteur de paralysie.
La peur de l’expert
Autre tabou du monde judiciaire : la crainte de s’opposer à l’expert.
Beaucoup d’avocats évitent les critiques trop frontales dans leurs dires, de peur d’être « mal traités » dans le rapport.
Cette crainte est fondée : l’expert, tout-puissant sur le terrain, peut aisément marginaliser une partie, ignorer ses observations, ou minimiser son point de vue.
Ce rapport de force dissuade les avocats de défendre pleinement leur client dans les opérations.
C’est une atteint au libre exercice du contradictoire.
En théorie, le juge du contrôle technique peut être saisi. En pratique, il intervient rarement car surchargé.
Les bons experts se découragent
Les rares experts irréprochables, rigoureux et indépendants, finissent par se lasser.
Ils dénoncent un système sclérosé, mal payé, mal encadré, et dominé par des pratiques d’entre-soi.
Certains demandent à être radiés des listes, écœurés de voir leur travail assimilé à celui de confrères défaillants.
Le résultat est dramatique : les meilleurs partent, les médiocres restent.
Un entre-soi bien installé
Le monde de l’expertise judiciaire fonctionne comme un petit club fermé.
Les experts se connaissent, se cooptent, participent aux mêmes associations, aux mêmes formations, aux mêmes colloques.
Les désignations sont répétitives : on nomme toujours les mêmes, dans les mêmes chambres.
Cette endogamie empêche toute concurrence réelle et entretient la stagnation des pratiques.
Un marché peu transparent
L’expertise judiciaire, c’est aussi un marché — et un marché lucratif pour certains.
Certains experts réalisent des dizaines de missions par an, cumulant les honoraires judiciaires et les missions privées.
Aucun registre ne rend ces revenus transparents.
Ce manque de traçabilité alimente le soupçon : conflits d’intérêts, sur-facturations, absence de séparation claire entre les activités publiques et privées.
L’expertise n’est jamais neutre : elle est, par nature, partielle et partiale
Une expertise n’est jamais un reflet neutre de la réalité : elle est un éclairage, et tout éclairage crée nécessairement une ombre.
Plus l’expert éclaire sous un angle technique particulier, plus il obscurcit mécaniquement d’autres aspects de la situation.
Ce n’est pas l’expert que l’on remet en cause.
C’est parce qu’il possède un savoir spécifique, une expérience propre, qu’il porte un biais technique, intellectuel et méthodologique.
Un expert qui « mesure » quelque chose doit annoncer sa marge d’erreur.
Celui qui mesure une table avec un instrument présentant une marge d’erreur de 2 ou 3 % en tiendra compte dans son rapport.
Pourtant, en expertise judiciaire, les chiffres à deux décimales sont souvent présentés comme incontestables, alors qu’ils ne sont bien souvent que des approximations masquées.
L’expert rend une appréciation relative, jamais une vérité absolue.
Son expérience – qui est l’une des composantes essentielles de son expertise – influence nécessairement ses conclusions.
C’est précisément pour cela que l’expertise doit être contradictoire, critiquée, contextualisée.
Un exemple édifiant : le témoignage d’une experte judiciaire
La critique n’émane pas seulement des avocats ou des justiciables : elle vient aussi de l’intérieur du système. Isabelle Teillet, experte psychiatre auprès de la cour d’appel de Paris, a publiquement alerté sur la dégradation de l’expertise judiciaire. Dans un entretien au Parisien, elle décrit des expertises psychiatriques nécessitant plusieurs jours de lecture, d’entretiens et de rédaction, rémunérées « un peu plus de 300 euros ». Elle dénonce un fonctionnement « discriminatoire » où un expert indépendant peut facturer bien davantage qu’un praticien hospitalier, poussant certains à multiplier les missions – parfois plusieurs centaines par an – au détriment de toute rigueur.
Selon elle, « de nombreux rapports psychiatriques n’ont pas le sérieux minimal ». Certains experts produisent des expertises « industrielles », recourant au copier-coller et à des modèles préformatés, alors même que les enjeux humains et judiciaires exigeraient un travail minutieux. Elle ajoute que les juges d’instruction eux-mêmes deviennent victimes de cette dégradation, contraints de fonder leurs décisions sur des rapports insuffisants.
Épuisée par des conditions d’exercice devenues intenables, elle explique envisager d’arrêter : « Je vais grossir le flot des experts qui arrêtent. » Ce témoignage illustre la crise profonde d’un système où les plus consciencieux se retirent, laissant derrière eux un champ libre aux pratiques médiocres.
Les causes du problème
- Contrôle inexistant des compétences et de la qualité des rapports ;
- Pouvoir excessif de l’expert sur la conduite des opérations ;
- Conservatisme numérique, freinant la modernisation du processus ;
- Entre-soi professionnel, limitant le renouvellement ;
- Crainte des avocats d’affronter un expert tout-puissant ;
- Fuite des meilleurs, lassés par l’absence de réforme ;
- Tarification opaque et quasi-absence de contrôle judiciaire.
Comment se protéger des dérives de l’expertise judiciaire
La meilleure protection est la traçabilité.
Il faut tenir un journal complet de l’expertise dès la première réunion : demandes adressées à l’expert, observations, incidents, retards, manquements, incohérences.
Si les contestations ne surviennent qu’après le dépôt du rapport, le juge considérera immédiatement qu’il s’agit d’une réaction d’opportunité parce que « la balle n’est pas tombée du bon côté ».
Il est également indispensable d’écrire régulièrement au juge :
– pour rappeler à l’expert sa mission ;
– pour signaler un dépassement de délai ;
– pour alerter sur l’absence de contradictoire ou de réponses ;
– pour demander au juge de rappeler les obligations procédurales.
Dans 95 % des cas, le juge ne donnera pas suite.
Mais ces courriers créent une trace utile et surtout un bruit négatif autour du comportement de l’expert.
Or, les experts n’aiment pas ce bruit : il casse l’impression d’impunité, et rappelle silencieusement que la mission judiciaire n’est pas un blanc-seing.
Comment redonner du sens à l’expertise judiciaire
Réformer l’expertise, ce n’est pas la supprimer : c’est la rendre crédible.
Quelques mesures simples pourraient suffire :
- audit réel de la qualité des rapports déposés ;
- publication annuelle des radiations et des retards ;
- généralisation des échanges numériques sécurisés ;
- barèmes nationaux d’honoraires indicatifs, contrôlés a posteriori ;
- instance indépendante de régulation, distincte des Cours d’appel ;
- possibilité pour les avocats de noter la qualité du travail rendu, à des fins internes et anonymisées.
Conclusion
L’expertise judiciaire devait éclairer le juge ; elle finit trop souvent par obscurcir le procès.
Trop d’erreurs, trop de lenteur, trop d’impunité.
Ce n’est pas la technique qui est en cause, mais le manque de rigueur institutionnelle.
Tant que les juridictions refuseront de contrôler réellement les experts qu’elles désignent, la justice continuera à s’en remettre aveuglément à ceux qu’elle ne gouverne plus.
