Dans une société, le pouvoir appartient par principe à la majorité. C’est la règle du jeu. Mais cette règle devient explosive lorsque l’associé majoritaire impose une décision que le minoritaire juge anormale, injuste ou illégitime. Le minoritaire n’a pas les voix. Il subit. Et une question surgit immédiatement : la majorité a-t-elle encore agi dans l’intérêt de la société, ou a-t-elle abusé de son pouvoir ?
C’est précisément à ce point de friction que se situe l’abus de majorité.
L’abus de majorité est la situation dans laquelle les associés majoritaires utilisent leur pouvoir de vote pour imposer une décision contraire à l’intérêt social et au détriment des associés minoritaires. Il s’agit d’un comportement fautif, susceptible d’entraîner l’annulation de la décision et l’engagement de la responsabilité des majoritaires.
Comment distinguer une décision simplement défavorable d’une décision juridiquement abusive ? À partir de quand le pouvoir de vote devient-il un abus de pouvoir ? Quels sont les recours concrets offerts à l’associé minoritaire pour se défendre ?
Cet article vous propose une analyse claire, stratégique et opérationnelle de l’abus de majorité en droit des sociétés.
Qui peut agir en abus de majorité (recevabilité de l’action) ?
Avant même d’examiner les conditions de fond de l’abus de majorité, il importe d’identifier qui a qualité pour agir sur ce terrain, en particulier lorsqu’une action en nullité d’une délibération est envisagée.
La jurisprudence adopte une conception large : plusieurs catégories d’acteurs sont recevables à agir au nom de la société.
- Le dirigeant social
Le représentant légal de la société peut engager une action fondée sur l’abus de majorité au nom de celle-ci (Cass. com., 21 janv. 1997, n° 94-18.883). - Une personne devenue associée postérieurement à la décision litigieuse
La circonstance qu’elle n’était pas associée au jour du vote n’affecte pas sa recevabilité : elle peut contester une décision antérieure dès lors qu’elle a aujourd’hui la qualité d’associé (Cass. com., 4 juill. 1995, n° 93-17.969). - Les associés ayant voté pour la décision contestée
Les associés majoritaires eux-mêmes – ou tout associé ayant approuvé la résolution – peuvent ensuite en solliciter l’annulation, la jurisprudence admettant cette recevabilité même lorsque la résolution a été adoptée à l’unanimité (Cass. 3e civ., 19 juill. 2000, n° 98-17.258 ; CA Lyon, 14 mai 2009, n° 08/4126).
En pratique, dans une hypothèse d’unanimité, l’action a vocation à être jugée mal fondée, mais elle demeure recevable.
Qu’est-ce que l’abus de majorité ?
L’abus de majorité est défini par l’article 1844-10 du Code civil comme le fait pour un ou plusieurs associés de “prendre sciemment une décision qui, dans leur seul intérêt personnel, est contraire à l’intérêt de la société ou à celui des autres associés”. Il s’agit donc d’un abus de pouvoir qui vise à favoriser les associés majoritaires au détriment de la société ou des minoritaires.
Il y a abus de majorité lorsque trois conditions cumulatives sont réunies (Cass. 3e civ. 18-6-1997 n° 95-17.122 P : RJDA 11/97 n° 1360) :
- la décision a été adoptée par le ou les associés majoritaires collectives prises en assemblée générale. Il a, en effet, été jugé que le refus d’effectuer des actes qui ne sont pas de la compétence d’assemblées générales ne saurait constituer un abus de majorité (CA Paris, 4 juin 1998, 5e ch. B, M. Bernard Claude c/ M. Réal ). ;
- la décision est contraire à l’intérêt social ;
- la décision a été prise dans l’unique dessein de favoriser les membres de la majorité au détriment des autres associés (Cass. com. 18-4-1961 n° 59-11.394 : Bull. civ. III n° 175 ; Cass. com. 24-1-1995 n° 93-13.273 P : RJDA 4/95 n° 439 ; Cass. com. 15-1-2020 n° 18-11.580 F-D , Cass. com. 30-11-2004 n° 01-16.581).
Comment prouver l’abus de majorité ?
Pour prouver l’abus de majorité, il faut démontrer trois éléments :
- L’existence d’une majorité de fait ou de droit, c’est-à-dire d’un groupe d’associés ou de dirigeants qui dispose du pouvoir de décision dans la société ;
- La prise d’une décision contraire à l’intérêt social ou aux droits des minoritaires, c’est-à-dire qui n’a pas pour but de favoriser le développement ou la pérennité de la société, ou qui porte atteinte aux droits des associés minoritaires ;
- L’intention de nuire ou de favoriser les associés majoritaires, c’est-à-dire que la décision a été prise sciemment, avec la volonté de causer un préjudice ou de tirer un avantage personnel.
La preuve de l’abus de majorité peut être rapportée par tous moyens, tels que les procès-verbaux des assemblées générales, les rapports de gestion, les comptes sociaux, les témoignages, les correspondances, etc. Il appartient au juge d’apprécier souverainement les éléments de preuve qui lui sont soumis.
Une décision prise à l’unanimité des associés d’une société ne peut pas être constitutive d’un abus de majorité (Cass. com. 8-11-2023 n° 22-13.851 F-B)
Sanction et recours envers l’abus de majorité
Le recours en nullité : le juge doit annuler toute décision dès lors qu’il constate que celle-ci était contraire à l’intérêt social en ce qu’elle a été prise dans l’unique dessein de favoriser les majoritaires au détriment du minoritaire.
Le recours en responsabilité : il permet de demander la réparation du préjudice subi du fait de la décision abusive. Il peut être exercé dans un délai de cinq ans à compter du fait dommageable ou de sa révélation si celui-ci a été dissimulé. Le recours en responsabilité peut être demandé par tout associé, individuellement ou collectivement, ou par la société elle-même si elle a subi un préjudice.
Les différents types d’abus de majorité
L’affectation des bénéfices en réserve
Pour déterminer si l’affectation des bénéfices en réserves est abusive, la chambre commerciale de la Cour de Cassation retient le critère suivant : il convient de rechercher si les rémunérations ne sont pas injustifiées au regard des fonctions exercées.
Il y a abus de majorité lorsque la rémunération perçue par les associés majoritaires dirigeants est indûment utilisée par ces derniers pour s’approprier, au moins partiellement, les bénéfices sociaux.
Il a été jugé que l’affectation des bénéfices sociaux aux réserves avait favorisé les associés majoritaires au détriment des minoritaires dans le cas où :
- les majoritaires disposaient de rémunérations importantes dont la croissance avait été anormalement rapide (Cass. com. 6-6-1990 n° 88-19.420: Bull. civ. IV n° 171);
- de même, a été jugée abusive la décision de mise en réserve alors que le gérant avait doublé sa rémunération en quatre ans (Cass. Com. 20-2-2019 n° 17-12.050 F-D).
À l’inverse, la mise en réserve des bénéfices d’une société ne défavorise pas l’associé minoritaire en avantageant le majoritaire du seul fait que ce dernier reçoive une rémunération en tant que gérant. Tel n’est le cas que si la rémunération est injustifiée au regard des fonctions exercées. (Cass. com. 30-8-2023 n° 22-10.108 F-D=
Un coup d’accordéon comme abus de majorité
Un « coup d’accordéon » (réduction du capital à zéro suivie d’une augmentation réservée) est classiquement présenté comme un outil de sauvetage d’une société en difficulté. Il n’échappe pourtant pas au contrôle de l’abus de majorité, y compris lorsqu’il résulte d’un accord de conciliation homologué par le tribunal.
Dans un arrêt du 26 novembre 2025, la Cour de cassation a jugé qu’une décision d’assemblée générale peut être entachée d’abus de majorité alors même qu’elle met en œuvre un accord de conciliation homologué (Cass. com., 26 nov. 2025, n° 24-15.730). Dans cette affaire, une société avait provisionné 22 M€ pour dépréciation de son seul actif, rendant ses capitaux propres négatifs. Dans le cadre d’une conciliation avec ses créanciers, un accord prévoyant un coup d’accordéon est conclu : réduction du capital à zéro, puis augmentation de capital en contrepartie du réaménagement des dettes. L’accord est homologué par le tribunal et l’assemblée générale vote les résolutions correspondantes.
L’associé minoritaire, dont la participation est passée d’environ 18 % à 0,01 %, agit alors contre l’associé majoritaire en responsabilité pour abus de majorité. Il soutient notamment que la provision passée était injustifiée et que la situation financière de la société a été présentée de manière erronée tant aux créanciers qu’aux associés, afin d’imposer une recapitalisation massive qui l’évince du capital. Le majoritaire rétorque que la société était tenue d’exécuter l’accord homologué, présenté comme indispensable à la pérennité de l’entreprise, et qu’une telle opération ne pourrait, par principe, être contraire à l’intérêt social.
La Cour de cassation rejette cette argumentation : le fait qu’un coup d’accordéon soit prévu par un accord de conciliation homologué ne le rend pas automatiquement conforme à l’intérêt social. Constatant que la cour d’appel avait retenu que l’accord de conciliation avait été conclu sur la base d’une présentation fausse de la situation financière (provision injustifiée, informations biaisées données aux créanciers et aux associés), la Cour approuve les juges du fond d’avoir qualifié l’opération d’abus de majorité. Autrement dit, l’homologation ne « blanchit » pas une décision qui, en réalité, sacrifie l’associé minoritaire sur la base de données falsifiées ou gravement trompeuses.
Cette décision s’inscrit dans le cadre classique de l’abus de majorité : il y a abus lorsque la décision collective est (i) contraire à l’intérêt social et (ii) adoptée dans le seul dessein de favoriser les associés majoritaires au détriment des minoritaires. Jusqu’ici, les juges avaient souvent refusé de voir un abus dans les coups d’accordéon, considérant que l’opération, aussi dilutive soit-elle, était justifiée par la nécessité de sauver la société compte tenu de sa situation financière (v. par ex. CA Paris, 23 oct. 2008, n° 06/13901 ; Cass. com., 15 juin 2010, n° 09-10.961 ; Cass. com., 7 juin 2016, n° 14-24.913). L’arrêt de 2025 marque une inflexion : lorsque les chiffres présentés sont erronés, lorsque la recapitalisation est bâtie sur une provision injustifiée et un discours volontairement alarmiste, l’opération ne présente plus d’intérêt pour la société elle-même et peut être requalifiée en abus de majorité.
Sur le plan des sanctions, l’abus de majorité permet aux minoritaires d’obtenir des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi (par exemple, la dilution de leur participation dans des conditions artificielles). Il peut également fonder une action en nullité des décisions litigieuses. Le fait que la décision ait été prise pour exécuter un accord de conciliation homologué n’empêche pas le juge du fond d’en examiner la validité, la Cour ayant déjà rappelé que l’homologation ne fait pas obstacle au contrôle de régularité des actes en cause (Cass. com., 4 juin 2025, n° 23-12.614).
En pratique, cet arrêt envoie un message clair :
– pour les associés majoritaires et les créanciers, un accord de conciliation n’est pas un « bouclier » permettant de faire passer n’importe quelle restructuration capitalistique en escamotant les minoritaires ;
– pour les minoritaires, il demeure possible de contester un coup d’accordéon lorsqu’il repose sur une présentation faussée de la situation financière et qu’il aboutit, sous couvert de redressement, à une éviction pure et simple sans véritable intérêt pour la société. Le contrôle de l’abus de majorité reste pleinement opérant, y compris dans le contexte très particulier des procédures préventives des difficultés des entreprises (C. com., art. L. 611-4 s., L. 611-8, L. 611-10-1 et L. 611-10-3).
Autres illustrations
Ont été annulées pour abus de majorité les décisions suivantes, la jurisprudence considérant qu’elles détournaient manifestement le pouvoir de vote de son objet au profit exclusif des majoritaires :
- Fixation de rémunérations manifestement excessives au profit des dirigeants, notamment :
- l’octroi d’une prime représentant plusieurs fois le montant des bénéfices sociaux, alors même que ceux-ci étaient intégralement mis en réserve sans politique d’investissement corrélative (Cass. com., 1er juillet 2003),
- ou encore une augmentation de 270 % de la rémunération d’associés cogérants, concomitante à une chute du résultat net, à l’absence d’investissements et à la suppression de la distribution de dividendes (Cass. com., 15 janvier 2020, n° 18-11.580).
- Décision de fusion prise à l’insu d’un associé minoritaire, dans le seul but de le priver de son droit de rachat de parts sociales (Cass. com., 11 octobre 1967).
- Versement injustifié d’une indemnité d’éviction par une société civile au profit d’une société locataire contrôlée par les mêmes majoritaires, alors que les locaux auraient pu être récupérés sans indemnité par le jeu de la clause résolutoire du bail (Cass. civ., 21 janvier 1981).
- Réduction anormale et excessive du loyer d’un immeuble appartenant à une SCI, consentie au profit d’une SCP contrôlée par les mêmes associés majoritaires, ayant entraîné un déficit d’exploitation pour la SCI (Cass. 1re civ., 20 mars 1989).
- Vente de la totalité des studios d’une SCI sans remploi du prix, ayant pour effet de dépouiller la société de l’essentiel de son actif, réduit à un seul local commercial (CA Rennes, 27 mai 2003, n° 01/7028).
- Cession à vil prix du principal actif d’une SCI au profit d’une société nouvellement créée par les associés majoritaires, portant sur un terrain et un immeuble constituant l’essentiel du patrimoine social (Cass. com., 24 mai 2016, n° 14-28.121).
- Affectation systématique des bénéfices en réserve pendant près de vingt ans, sans aucun investissement, ces sommes étant simplement immobilisées en trésorerie, dans le seul but de priver les minoritaires de tout dividende (Cass. com., 22 avril 1976).
- Refus constant de toute distribution de dividendes dans une société civile holding pourtant bénéficiaire, les majoritaires ayant agi non dans l’intérêt social mais avec l’intention caractérisée de nuire aux minoritaires (Cass. 1re civ., 13 avril 1983).
- Délibération organisant le remplacement des gérants d’une SCI au profit exclusif de personnes choisies par les associés majoritaires, à la date qu’ils fixeraient unilatéralement, alors que l’intérêt social exige l’indépendance effective des dirigeants (CA Paris, 27 février 1997).
- Autorisation d’un cautionnement hypothécaire au profit d’un associé majoritaire, sans aucune contrepartie pour la SCI, avec un risque réel d’anéantissement de l’intégralité de son patrimoine (Cass. 3e civ., 25 mars 1998).
- Augmentation de capital intégralement souscrite par l’associé majoritaire, destinée à financer des travaux avant la revente de l’immeuble six mois plus tard, dans le seul but de diluer artificiellement l’associé minoritaire avant l’encaissement du prix de cession (Cass. com., 8 juillet 2015, n° 13-14.348).
En revanche, les tribunaux refusent régulièrement de qualifier certaines décisions d’abus de majorité, dès lors qu’elles répondent objectivement à l’intérêt social ou qu’aucune volonté de nuire aux minoritaires n’est caractérisée.
Ont ainsi été jugées non abusives les décisions suivantes :
- Mise en réserve des bénéfices pendant plusieurs exercices, lorsqu’elle permet :
- de réaliser des investissements structurants (Cass. com., 3 juin 2003, n° 00-19.912),
- de renforcer la situation financière de la société et d’augmenter la valeur des titres (CA Reims, 10 septembre 2007, n° 04/2958),
- d’obtenir un financement bancaire important et d’en préserver la capacité de remboursement (Cass. com., 4 nov. 2020, n° 18-20.409),
- ou encore de reconstituer la trésorerie sans augmentation anormale des rémunérations des majoritaires (CA Versailles, 29 avril 2004, n° 02/0803).
- Répartition inégalitaire des bénéfices dès lors qu’elle profite en réalité aux associés minoritaires et ne porte pas atteinte à l’intérêt social (Cass. 3e civ., 18 avril 2019, n° 18-11.881).
- Cession ou apport d’actions à une autre société dans un objectif de redressement financier (Cass. com., 21 janvier 1970).
- Augmentation de capital par incorporation des comptes courants des seuls associés majoritaires, lorsqu’elle permet de réduire le passif exigible et d’améliorer la capacité de financement de la société (CA Paris, 3 février 2011, n° 10/1051),
ou encore augmentation de capital non dilutive, à laquelle l’associé minoritaire pouvait librement souscrire (Cass. com., 18 mars 2020, n° 17-27.150). - Agrément d’une cession de parts de SCI ayant pour effet de conférer les deux tiers du capital à l’acquéreur, en l’absence de démonstration d’une atteinte à l’intérêt social (Cass. 3e civ., 18 juin 1997, n° 95-17.122).
- Vente du seul immeuble d’une SCI à une société contrôlée par les associés majoritaires, dès lors qu’aucune sous-évaluation du prix n’est démontrée (Cass. 3e civ., 11 mai 2022, n° 21-15.387),
ou encore cession d’un local commercial à un prix conforme au marché, fixé sur la base d’une évaluation notariale (Cass. com., 18 mars 2020, préc.). - Suppression du droit de jouissance individuel des associés sur les locaux sociaux et conclusion d’un bail commercial au profit de l’associé majoritaire (Cass. 3e civ., 8 octobre 1997).
- Augmentation rétroactive de la rémunération du dirigeant, assortie d’une prime, dans un contexte de croissance du chiffre d’affaires, même sans accroissement formel de sa charge de travail (Cass. com., 14 octobre 2020, n° 18-24.732).
- Attribution rétroactive d’une rémunération à un dirigeant non opérationnel, dès lors qu’il assumait la responsabilité civile et pénale attachée à ses fonctions (Cass. com., 4 novembre 2014, n° 13-24.889).
- Augmentation significative de la rémunération d’un dirigeant exerçant, outre ses fonctions, des responsabilités commerciales, comptables et RH, lorsque cette hausse accompagne celle du chiffre d’affaires (CA Lyon, 17 février 2022, n° 18/07114).
- Décisions de dissolution et de liquidation, motivées par la cessation d’activité, la disparition du matériel, le licenciement du personnel et une situation financière irrémédiablement compromise (CA Paris, 4 juin 1998).
- Révocation de dirigeants associés minoritaires dans une société familiale, lorsque l’intérêt social ne peut se confondre avec le seul intérêt familial, que la direction opérationnelle n’était pas assurée, et qu’un désaccord profond paralysait la gouvernance (CA Paris, 19 juin 2015, n° 14/19462).
L’annulation d’une décision d’un organe de gestion
Les abus ne se situent pas uniquement au niveau de l’assemblée générale. Un associé minoritaire peut aussi être lésé par des décisions prises en amont, au niveau des organes de gestion : conseil d’administration, directoire, conseil de surveillance, gérant de SARL ou de SCI, président de SAS, etc. Dans ces hypothèses, on ne parle plus à proprement parler d’abus de majorité, mais d’abus de pouvoirs.
En droit, la Cour de cassation a désormais clairement admis qu’une décision d’un organe de gestion peut être annulée pour abus de pouvoirs. Dans un arrêt du 26 novembre 2025 relatif à une société exploitant un casino, elle rappelle que la délibération d’un conseil d’administration ne peut être annulée pour abus que s’il est démontré qu’elle est contraire à l’intérêt social et qu’elle a été prise dans l’intérêt exclusif des membres du conseil ou de toute autre personne déterminée, en particulier un actionnaire (Cass. com., 26 nov. 2025, n° 23-23.363). L’abus s’apprécie au jour où la décision est prise, et non a posteriori à la lumière de son résultat.
Cette solution s’inscrit dans la continuité d’une jurisprudence plus ancienne, qui avait déjà esquissé la possibilité de contrôler, au prisme de l’abus, des décisions de gestion (v. par ex. Cass. com., 21 janv. 1970, n° 68-11.085 ; Cass. com., 21 janv. 1997, n° 94-18.883 ; CA Paris, 31 mars 2000). L’arrêt de 2025 a le mérite de formuler nettement le cadre :
- le fondement est l’article 1833 du Code civil, qui impose que la société soit gérée dans son intérêt social ;
- la sanction reste la nullité de la décision, malgré le fait que la seule violation de l’article 1833 n’est plus, en tant que telle, une cause autonome de nullité depuis la loi Pacte ;
- les critères sont alignés sur ceux de l’abus du droit de vote : décision non conforme à l’intérêt social + poursuite d’un intérêt purement égoïste.
La portée de cette jurisprudence va au-delà du seul conseil d’administration d’une SA. Rien ne permet d’exclure qu’elle s’applique, par analogie, aux autres organes collégiaux (conseil de surveillance, directoire) et, à terme, aux organes individuels (président de SAS, directeur général, gérant de SARL ou de SCI), dès lors qu’ils disposent de pouvoirs propres et peuvent en détourner l’usage au profit d’un intérêt particulier.
Pour l’associé minoritaire, l’enseignement pratique est double :
- D’une part, il n’y a pas que les décisions d’assemblée qui peuvent être contestées. Une restructuration, une convention intragroupe, une cession d’actif ou un montage capitalistique décidé au niveau du conseil ou du dirigeant peuvent être attaqués si l’on parvient à démontrer qu’ils sacrifient l’intérêt social au profit d’un cercle restreint (dirigeants, actionnaire de contrôle, etc.).
- D’autre part, la barre probatoire est élevée. L’arrêt du 26 novembre 2025 l’illustre bien : dans cette affaire, le conseil d’administration avait choisi de louer l’immeuble du casino à une société créée par l’actionnaire majoritaire, candidate au renouvellement de la délégation de service public. Les minoritaires dénonçaient un montage organisé au profit du majoritaire et demandaient l’annulation des décisions. La Cour refuse de voir un abus de pouvoirs parce que, au moment où la décision a été prise, la qualification de “bien de retour” de l’immeuble était incertaine, que la valeur de l’actif (plus de 30 M€) justifiait une approche prudente, et que le choix retenu pouvait rationnellement apparaître comme le meilleur moyen de préserver le patrimoine immobilier de la société, même s’il avantageait l’actionnaire majoritaire et avait un coût économique immédiat.
Autrement dit, l’avantage consenti à un actionnaire ou à des dirigeants ne suffit pas à caractériser un abus de pouvoirs. Il faut démontrer que la décision ne répond à aucune logique d’intérêt social, qu’elle ne se justifie pas par les risques extérieurs ou le contexte économique, et qu’elle ne poursuit en réalité qu’un intérêt égoïste, exclusif, au bénéfice de quelques-uns.
Dans une stratégie contentieuse, cela implique pour l’associé minoritaire de :
- identifier précisément à quel niveau la décision litigieuse a été prise (assemblée, conseil, dirigeant) ;
- rassembler les éléments permettant de montrer l’absence de justification objective de la décision au regard de l’intérêt social (risques encourus, alternatives possibles, impact sur les actifs, sur la solvabilité, etc.) ;
- et choisir en conséquence le bon terrain d’action : nullité de la délibération de l’organe de gestion, nullité ou inopposabilité des actes conclus en exécution de cette décision, et/ou responsabilité civile des dirigeants fautifs.
Ainsi, la notion d’abus de pouvoirs prolonge utilement l’abus de majorité : elle permet de contester non seulement ce qui se décide en assemblée, mais aussi ce qui se trame dans les organes de gestion, lorsque la société est instrumentalisée au service d’intérêts particuliers.


