La direction d’une société n’est pas une sinécure.
Le dirigeant doit, à la fois, prendre des risques s’il espère atteindre les objectifs fixés, et demeurer prudent s’il ne veut pas qu’on lui reproche ultérieurement des fautes de gestion. Même le plus consciencieux des dirigeants peut faillir. Il s’expose alors à des sanctions s’il a violé la loi, les règlements, les statuts, ou commis de simples fautes de gestion.
Ces dernières, en apparence moins graves, ne supposent ni la violation d’une norme précise, ni la preuve d’une intention frauduleuse ou dolosive. Elles traduisent simplement un manquement à la bonne gestion. Le dirigeant fautif aura, par exemple, pris des risques excessifs – tel celui qui poursuit obstinément une activité déficitaire, convaincu que la réussite est proche sans jamais l’atteindre. Ces fautes peuvent aussi résulter d’une négligence, d’un désintérêt passager ou durable, voire d’une inaction due à la surcharge de travail.
Ainsi, dépassé ne serait-ce qu’un instant, le dirigeant commet des fautes qui peuvent avoir de lourdes conséquences. Préjudiciables à la société, aux associés ou aux tiers, ces comportements ne peuvent rester impunis. Mais un excès de sévérité serait contre-productif : la faute est inhérente à l’action, et la gestion humaine ne saurait être infaillible.
Le droit des sociétés semble avoir trouvé un équilibre, fondé à la fois sur la situation de la société et sur la gravité des fautes commises. Le dirigeant d’une société in bonis pourra être sanctionné, mais rarement de manière lourde. En revanche, lorsque la société est en difficulté, la sanction devient plus fréquente ; sa fonction prophylactique est alors manifeste. Le législateur veille toutefois à ce que toutes les fautes de gestion ne conduisent pas mécaniquement à une condamnation.
Cet article examinera dans quelle mesure le droit français permet, à l’instar du concept anglo-saxon de piercing the corporate veil, de rechercher la responsabilité personnelle du dirigeant, et donc d’atteindre le patrimoine de la personne physique dissimulée derrière la personne morale.
Les sanctions dans la société in bonis
Le dirigeant de la société in bonis encourt, lorsqu’il commet des fautes de gestion, à la fois des sanctions au sein de la société et des sanctions supposant l’intervention du juge.
Les sanctions sociétaires
La révocation
La première sanction encourue par un dirigeant à la suite d’une faute de gestion est sa révocation. Qu’elle intervienne ad nutum ou pour juste motif, les associés peuvent décider de le révoquer en invoquant la faute commise (CA Agen, 9 nov. 1989, Bull. Joly 1990, p. 198), mais aussi la perte de confiance qu’elle a engendrée (A. Albarian, La révocation des mandataires sociaux pour perte de confiance, RTD com. 2012, p. 1). Cette sanction, essentiellement politique, présente l’avantage de la rapidité et de la simplicité. Toutefois, selon la configuration de la société, l’intervention du juge peut s’avérer nécessaire, notamment en cas de demande de révocation judiciaire pour faute grave de gestion (CA Paris, 29 nov. 2016, n° 16/06010).
À cette sanction politique peuvent s’ajouter des conséquences financières particulièrement lourdes pour le dirigeant. Deux hypothèses principales se présentent.
En premier lieu, le dirigeant peut être privé d’une partie de sa rémunération. Lorsque la réduction concerne la part fixe, elle doit être décidée par l’organe compétent et ne peut valoir que pour l’avenir, c’est-à-dire pour la période où le dirigeant aurait continué ses fonctions. En outre, les compléments de rémunération liés aux résultats sociaux peuvent, dans leur mode de calcul, intégrer la faute de gestion. Le dirigeant fautif pourra ainsi subir une diminution de la part variable de sa rémunération, voire la suppression de rémunérations différées telles que les primes de départ (J. Mestre, D. Velardocchio et A.-S. Mestre-Chami, Lamy Sociétés commerciales 2022, n° 735). Ces avantages peuvent en effet être conditionnés à une exécution exempte de faute du mandat social, ce qui justifie leur réduction ou leur suppression en cas de manquement grave ou répété.
En second lieu, une clause de bad leaver insérée dans un pacte extrastatutaire peut contraindre le dirigeant à céder ses titres à un prix minoré. Ces clauses lient souvent la survenance d’un événement à la fois au départ de l’actionnaire et au prix de rachat de ses droits sociaux. La faute de gestion peut constituer un tel événement déclencheur (J. Heinich, L’acte de bonne gestion, Mélanges A. Couret, Dalloz-Francis Lefebvre 2020, p. 371). Les pertes financières qui en résultent peuvent être considérables, ce qui explique la fréquence du contentieux entourant la révocation des dirigeants.
Révocation abusive du dirigeant
Licenciement ?
Enfin, les fautes de gestion commises par le dirigeant ne peuvent, en principe, être invoquées comme motif de licenciement lorsqu’il bénéficie également d’un contrat de travail, que ce contrat ait été suspendu pendant l’exercice du mandat ou que les deux statuts aient coexisté (Cass. soc., 9 juin 1999, n° 97-42.033 D). Un licenciement fondé sur la seule révocation du mandat social ou sur des fautes commises dans l’exercice de celui-ci serait dépourvu de cause réelle et sérieuse (CA Paris, 27 févr. 1992).
Inversement, lorsque le dirigeant salarié commet une faute dans l’exécution de son contrat de travail, entraînant son licenciement, cette faute ne peut justifier sa révocation du mandat (CA Reims, 23 avr. 1979, JCP G 1980, II, n° 19410, note Y. Guyon).
Il n’en demeure pas moins que certaines fautes, qu’elles soient commises dans la gestion ou dans l’activité salariée, peuvent rendre la coexistence des deux fonctions impossible. Ainsi, le licenciement pour faute s’accompagne fréquemment d’une révocation du mandat pour perte de confiance ou en raison d’une réorganisation de la société. Réciproquement, la révocation du mandat peut être suivie d’une rupture conventionnelle du contrat de travail ou d’un licenciement transactionnel assorti d’une indemnité (G. Auzero et N. Ferrier, Rép. travail Dalloz, v° Cumul d’un contrat de travail et d’un mandat social, n° 118 ; Cass. com., 26 févr. 2002, n° 98-22.753 F-D, Bull. Joly 2002, p. 698, obs. G. Auzero).
Les sanctions judiciaires
En sus des sanctions sociétaires, les fautes de gestion peuvent entraîner des sanctions judiciaires.
L’injonction sous astreinte
La première d’entre elles, l’injonction sous astreinte, permet de contraindre le dirigeant à exécuter ses obligations. Si le « droit des injonctions devient peu à peu un élément du droit commun des sanctions du droit des sociétés » (P. Le Cannu, L’étrange ballet des sanctions en 2004 : Le droit des sociétés pour 2005, Dalloz 2005, p. 41 s., spéc. p. 46), son champ d’application demeure limité aux manquements aux obligations légales ou réglementaires. Ainsi, une injonction peut notamment être sollicitée afin d’obtenir la production ou la communication de documents, conformément à l’article L 238-1 du Code de commerce. En revanche, lorsque les faits reprochés relèvent de simples fautes de gestion sans violation d’une obligation légale, cette voie de sanction demeure inapplicable.
La responsabilité du dirigeant
Demeure en revanche la possibilité d’engager la responsabilité du dirigeant. Celle-ci peut être de trois ordres : civile, pénale et fiscale.
La responsabilité pénale du dirigeant
Sur le plan pénal, la condamnation du dirigeant suppose davantage que des fautes de gestion. Des infractions à la réglementation générale et spécifique des entreprises – droit du travail, droit de la protection sociale, droit de l’environnement, droit de la consommation, etc. – ou encore des délits doivent être identifiés.
La responsabilité fiscale du dirigeant
De même, en matière fiscale, le mécanisme de la solidarité fiscale, prévu à l’article L 267 du Livre des procédures fiscales, comme l’obligation pour le dirigeant d’acquitter les amendes pénales de l’article 1745 du Code général des impôts, nécessite que le dirigeant se soit rendu coupable de manœuvres frauduleuses, ou d’inobservations graves et répétées des obligations fiscales. Les fautes de gestion sont dès lors insuffisantes pour mettre en œuvre la responsabilité fiscale du dirigeant, sa garantie en paiement (J.-P. Le Gall et G. Blanluet, La responsabilité fiscales des dirigeants d’entreprises : Rev. sociétés 1992 p. 669), ou sa responsabilité pénale.
La responsabilité civile du dirigeant (faute détachable)
La responsabilité civile personnelle du dirigeant (faute de gestion, faute détachable)
Les sanctions dans la société en difficulté
Lorsque la société rencontre des difficultés financières, les dirigeants encourent non seulement des sanctions patrimoniales, mais également des sanctions professionnelles et pénales. Néanmoins, la condamnation à ces deux derniers types de sanctions suppose davantage que de simples fautes de gestion.
A noter : le droit des procédures collectives a pour but d’« encourager la création d’entreprises » et de « favoriser le rebond des dirigeants de sociétés à la suite d’une faillite » et d’« éviter que des condamnations patrimoniales puissent être prononcées pour simple négligence dans la gestion d’une société ». Aussi, son régime est plus favorable au dirigeant que le régime de responsabilité civile fondée sur l’article 1240 du code civil ou sur les dispositions spécifiques du droit des sociétés
Les sanctions pénales
Sur le plan pénal, le délit de banqueroute suppose l’existence d’agissements frauduleux, tels que la dissimulation d’actifs ou la tenue d’une comptabilité fictive (C. com., art. L 654-2 ; H. Matsopoulou, Banqueroute et autres infractions, J.-Cl. Pénal des affaires, fasc. 10).
De même, le dirigeant peut être frappé de sanctions professionnelles comme la faillite personnelle (C. com., art. L 653-5 ; H. Matsopoulou, préc.) ou l’interdiction de diriger, gérer ou contrôler une entreprise ou une personne morale (C. com., art. L 653-8 ; H. Matsopoulou, Réflexions sur la faillite personnelle et l’interdiction de gérer, D. 2007, p. 104). Ces sanctions, toutefois, ne trouvent pas à s’appliquer en cas de simples fautes de gestion.
En revanche, lorsque ces fautes ont contribué à créer ou à aggraver une insuffisance d’actif, la responsabilité du dirigeant peut être engagée sur le fondement de l’article L 651-2 du Code de commerce.
Les sanctions financières
Action en insuffisance d’actif et comblement de passif, ou comment faire payer le dirigeant personnellement
Le non-cumul de l’action en responsabilité pour insuffisance d’actif et des actions en responsabilité du droit des sociétés
On l’a vu, il y a deux actions possibles contre le dirigeant pris personnellement :
- L’action en responsabilité pour faute quand la société est in bonis
- L’action en responsabilité pour insufissance d’actif en cas de procédure collective
Le non-cumul exige que lorsque l’action en responsabilité pour insuffisance d’actif est ouverte, aucune action en responsabilité pour faute ne puisse être intentée.
L’action en responsabilité pour insuffisance d’actif est exclusive de l’exercice d’autres actions en responsabilité sur un texte propre au droit des sociétés (Cass. com., 28 févr. 1995, n° 92-17.329) ou sur les articles 1240 (1382 et 1383 anciens) du Code civil (Cass. com., 20 juin 1995, n° 93-12.810).
Cependant, l’application de l’article L. 651-2 du Code de commerce suppose une insuffisance d’actif lors de l’ouverture de la procédure à l’encontre de la personne morale. Faute d’une telle insuffisance d’actif, le fondement de l’article L. 651-2 du Code de commerce est inapplicable de sorte qu’une action en responsabilité pour faute de gestion fondée sur le droit des sociétés ou le droit commun de la responsabilité civile peut être exercée. Ainsi, la Cour de cassation a déjà permis à un liquidateur qui n’alléguait aucune insuffisance d’actif de poursuivre une action en responsabilité pour faute de gestion engagée par la SARL à l’encontre de son ancien gérant (Cass. com., 28 mars 2000, n° 97-11.533 ).
« Il est cependant de principe qu’après l’ouverture de la procédure de liquidation judiciaire d’une SARL, une action engagée sur le fondement de l’article L. 223-22 du code de commerce ne peut être poursuivie par le liquidateur qu’en l’absence d’une insuffisance d’actif ; la sanction pécuniaire spécifique aux procédures collectives et découlant de l’application de l’article L. 651-2 du code de commerce exclut toute action concurrente, de la part du liquidateur, agissant ut singuli. »
Cour d’appel, Montpellier, Chambre commerciale, 10 Mai 2022 – n° 19/03856
Le principe de non-cumul est strictement cantonné à la liquidation judiciaire (1), aux seuls dirigeants (2), à l’insuffisance d’actif (3) et aux fautes antérieures au jugement d’ouverture (4).
1. Liquidation judiciaire
L’action en responsabilité pour insuffisance d’actif prévue à l’article L. 651-2 du Code de commerce n’est ouverte qu’en cas de liquidation judiciaire. En revanche, dans le cadre d’une procédure de sauvegarde, de redressement judiciaire ou lors de la résolution d’un plan de sauvegarde ou de redressement, il demeure possible d’engager la responsabilité civile des dirigeants sur le fondement d’une disposition spéciale du droit des sociétés ou sur le terrain du droit commun de la responsabilité civile.
2. Seuls les dirigeants
L’action en responsabilité pour insuffisance d’actif ne vise que les dirigeants de droit ou de fait des personnes morales. Elle ne peut donc concerner ni les entrepreneurs individuels, ni les dirigeants d’entités de droit public, ni les membres du conseil de surveillance, commissaires aux comptes, salariés ou fondateurs.
Lorsque la qualité de dirigeant n’est pas établie, d’autres fondements demeurent ouverts : une action en responsabilité civile fondée sur le droit des sociétés ou sur l’article 1240 du Code civil peut alors être recevable. Le liquidateur ou le ministère public a tout intérêt à agir subsidiairement sur ces fondements.
En outre, le liquidateur peut contourner l’application de l’article L. 651-2 en n’invoquant pas l’insuffisance d’actif et en agissant comme mandant sur le fondement de l’article 1993 du Code civil. La Cour de cassation a en effet jugé que l’action en reddition de comptes prévue par ce texte n’a pas le même objet que l’action en responsabilité pour insuffisance d’actif (Cass. com., 15 nov. 2016, n° 15-16070).
3. L’insuffisance d’actif
L’existence d’une insuffisance d’actif constitue une condition sine qua non de l’action prévue par l’article L. 651-2 du Code de commerce. Ainsi, lorsque le liquidateur ou le ministère public ne l’allègue pas, une action en responsabilité civile fondée sur le droit des sociétés ou sur l’article 1240 du Code civil demeure recevable (Cass. com., 28 mars 2000, n° 97-11533).
La cour d’appel d’Aix-en-Provence l’a rappelé récemment (13 janv. 2022, n° 19/06724), en jugeant qu’une action fondée sur les articles L. 223-22 du Code de commerce et 1240 du Code civil est recevable lorsque la faute alléguée est séparable des fonctions de gérant et que le préjudice est personnel, en dehors de toute insuffisance d’actif.
4. Les fautes antérieures au jugement d’ouverture
Le caractère exclusif de l’action en responsabilité pour insuffisance d’actif ne s’applique qu’aux fautes de gestion commises avant le jugement d’ouverture. Les fautes postérieures ne relèvent pas de ce régime : la responsabilité du dirigeant ne peut alors être engagée que sur le fondement du droit des sociétés ou de l’article 1240 du Code civil. Si le liquidateur agit à tort sur le fondement de l’article L. 651-2 pour des faits postérieurs, le juge ne peut pas substituer d’office les bons fondements juridiques.
Conclusion
La recherche d’un équilibre entre impunité et excès de sanction a conduit à une sévérité accrue lorsque la société est en difficulté, tout en reconnaissant qu’aucun dirigeant ne saurait être irréprochable. Les fautes de gestion les moins graves ne donnent donc pas lieu à condamnation, traduisant ainsi la volonté du législateur de sanctionner les comportements fautifs sans décourager la prise de risque. Par ailleurs, le risque encouru demeure limité, la responsabilité pour insuffisance d’actif étant le plus souvent couverte par une assurance de responsabilité des mandataires sociaux (CA Paris, 29 oct. 2020, n° 19/23022).
En conclusion, l’étude des sanctions applicables aux dirigeants montre que, si la faute de gestion peut être sanctionnée, le droit préserve néanmoins un certain équilibre en protégeant celui qui agit de bonne foi. Un point d’équilibre a ainsi été trouvé entre les risques d’impunité et ceux d’un excès de répression.
Toutefois, une forme de sanction d’un nouveau genre, le name and shame, pourrait venir bouleverser cet équilibre. Issue du droit public économique, cette pratique tend à se diffuser dans le champ de la gouvernance d’entreprise. On observe en effet un glissement progressif de la dénonciation numérique des sanctions vers celle des simples manquements, quand bien même ceux-ci ne seraient pas juridiquement répréhensibles (J. Jombart, La sanction numérique du “name and shame” en droit des affaires, Dalloz actualité, 4 févr. 2022). Des fautes de gestion, des pratiques jugées peu vertueuses ou encore des entorses à la soft law peuvent désormais exposer un dirigeant au pilori médiatique et inciter les sociétés à une plus grande sévérité interne.
