Compétence et pouvoir juridictionnel du juge : quelle différence ?

En pratique, devant les juridictions civiles, on entend sans cesse les mêmes formules, utilisées comme des équivalents alors qu’elles ne le sont pas :

« Le juge est incompétent »
« Le juge n’en a pas le pouvoir »
« Je présente une exception d’incompétence »
« Je soulève une fin de non-recevoir »
« Cette demande est irrecevable »

Toutes ces expressions ne visent pourtant pas la même réalité. Certaines relèvent de la compétence de la juridiction (ai-je saisi le « bon » tribunal ?) ; d’autres renvoient au pouvoir juridictionnel du juge (peut-il statuer sur ce type de demande ?) ; d’autres encore décrivent la sanction procédurale encourue (exception d’incompétence, fin de non-recevoir, irrecevabilité).

Pour le défendeur, la première question à se poser est presque toujours la même :
le demandeur a-t-il saisi la bonne juridiction, dans la bonne formation, avec la bonne voie procédurale ?

Mais, une fois ce doute identifié, encore faut-il l’exprimer sous le bon angle :
faut-il critiquer la compétence de la juridiction saisie ou dénoncer un défaut de pouvoir du juge ? Faut-il formaliser ce moyen sous la forme d’une exception d’incompétence ou d’une fin de non-recevoir ?

Or, la frontière entre ces notions est parfois ténue, alors que leurs conséquences procédurales sont très différentes : moment auquel le moyen doit être soulevé, office du juge, possibilité de renvoi vers une autre juridiction, portée de la décision rendue, etc.
L’objet de cet article est précisément de démêler ces notions, en repartant des textes et de la pratique contentieuse, pour aider le praticien à choisir le bon terrain d’attaque.

L’exception d’incompétence : le défaut de compétence du juge

Lorsqu’est contestée la compétence matérielle (tribunal judiciaire à la place du tribunal de commerce, ou même entre différentes formations d’une même juridiction) ou territoriale (Paris plutôt que Lyon), le débat est relativement simple : si elle est soulevée à temps (avant toute défense au fond), l’exception d’incompétence conduit à ce que l’instance se poursuive devant la juridiction désignée comme compétente.

La fin de non-recevoir : le défaut de pouvoir juridictionnel (l’irrecevabilité de la demande adverse)

La notion d’incompétence doit être distinguée de celle du pouvoir juridictionnel : la compétence d’une juridiction n’est pas son pouvoir juridictionnel. Il y a lieu de distinguer l’incompétence du tribunal saisi, qui doit être invoquée in limine litis avant tout débat au fond, des fins de non-recevoir qui, elles, peuvent être invoquées à tout moment du procès même si les débats ont déjà commencé.

« Le défaut de pouvoir juridictionnel d’un juge constitue une fin de non-recevoir, qui peut, dès lors, être proposée en tout état de cause en application de l’article 123 du code de procédure civile« . (Cour de cassation, 2e chambre civile, 15 avril 2021, no19-20.281)

Lorsqu’une juridiction est dépourvue de tout pouvoir juridictionnel à l’égard du litige qui lui est soumis, ce défaut de pouvoir constitue non une exception d’incompétence mais une fin de non-recevoir (Cass. com., 22 octobre 1996, n° 94-20.372). 

  • La question de l’existence du pouvoir juridictionnel se pose notamment au stade des demandes en matière de référés. Ainsi le juge des référés ne peut prendre de mesure lorsqu’il existe une contestation sérieuse.
  • En droit des entreprises en difficulté, dans le cadre de la procédure d’admission des créances c’est au stade des moyens de défenses au fond que la question du pouvoir juridictionnel se pose.

La différence entre les deux notions

 Selon L. Cadiet et E. Jeuland :

« La compétence peut être définie comme l’aptitude d’une juridiction à exercer son pouvoir de juger un litige de préférence à une autre…

Le pouvoir juridictionnel est l’aptitude d’une juridiction, considérée en elle-même à trancher un litige par application des règles de droit ».

La doctrine opère ainsi une distinction entre l’incompétence et le défaut de pouvoir juridictionnel :

  • la notion de compétence attrait à celle d’une répartition, il y a incompétence lorsqu’une autre juridiction serait compétente pour trancher le litige, c’est-à-dire qu’il y a une concurrence entre plusieurs juridictions.
  • À l’inverse, l’appréciation du pouvoir juridictionnel se fait sans avoir recours à une comparaison, celui qui soulève le défaut de pouvoir ne revendique pas la compétence d’une autre juridiction, il considère seulement que l’appréciation de la demande excède les pouvoirs du juge considéré « en lui-même ».

Le revirement de jurisprudence pour les pratiques restrictives de concurrence

Par un arrêt du 18 octobre 2023 (Cass. com. 18 octobre 2023, n°21-15.378), la chambre commerciale de la Cour de Cassation a opéré un revirement majeur de jurisprudence.

Elle commence par rappeler que l’article 33 du code de procédure civile dispose que la désignation d’une juridiction en raison de la matière par les règles relatives à l’organisation judiciaire et par des dispositions particulières relève de la compétence d’attribution.

Elle en conclut donc que les litiges relatifs à l’article L. 442-6 (pratiques restrictives de concurrence)  instituent une règle de compétence d’attribution exclusive et non une fin de non-recevoir.

Conséquence : si un défendeur à une action fondée sur le droit commun présente une demande reconventionnelle en invoquant les dispositions de l’article L. 442-6, la juridiction saisie, si elle n’est pas une juridiction désignée par l’article D. 442-3 , doit, si son incompétence est soulevée :

  • soit se déclarer incompétente au profit de la juridiction désignée par ce texte et surseoir à statuer dans l’attente que cette juridiction spécialisée ait statué sur la demande,
  • soit renvoyer l’affaire pour le tout devant cette juridiction spécialisée.

En aucun cas la sanction ne peut être une irrecevabilité pour défaut de pouvoir.

Exemples

Le JEX n’est pas compétent pour se prononcer sur la demande de dommages-intérêts non pas parce qu’une autre juridiction est exclusivement compétente, mais bien parce que l’examen de cette demande reconventionnelle excède le périmètre de ses attributions telle que la loi les fixe.

Aussi, le défaut de pouvoir résulte de la seule lecture des textes applicables au JEX sans qu’il ne soit besoin d’effectuer une comparaison avec ceux fixant la compétence d’une autre juridiction.

Mon avis personnel : il faut supprimer le défaut de pouvoir

S’agissant de l’office du juge, la distinction traditionnellement opérée entre compétence et pouvoir apparaît largement artificielle et source d’interprétations contradictoires. Dans la pratique, le juge retient la sanction procédurale qui lui semble la plus opportune au regard de sa lecture du litige.

Ainsi, il privilégiera très souvent la qualification de fin de non-recevoir plutôt que celle d’exception d’incompétence. Ce choix lui offre en effet deux avantages décisifs :

  • il évite d’avoir à désigner la juridiction compétente, ce qui limiterait sa marge d’appréciation et pourrait exposer sa décision à une contestation plus structurée ;
  • il se dispense de toute gestion matérielle du transfert du dossier vers un autre service, tâche toujours lourde et chronophage.

En définitive, la notion de « défaut de pouvoir » fonctionne comme un instrument permettant au juge de prononcer l’irrecevabilité d’une demande tout en réduisant au strict minimum l’effort de motivation.

Aussi, pour des raisons de lisibilité et de cohérence du droit processuel, il serait nettement plus satisfaisant de fusionner ces deux régimes au profit de la seule exception d’incompétence. Cette unification clarifierait l’office du juge et mettrait fin à une distinction dont l’utilité réelle apparaît aujourd’hui discutable.

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