Rémunération de l’apport d’affaires et avocat : que dit la loi ?

La profession d’avocat se trouve aujourd’hui confrontée à une contradiction apparente : dans une économie largement fondée sur la mise en relation, les règles déontologiques interdisent encore toute rémunération de l’apport d’affaires. Alors que ce mécanisme irrigue de nombreux secteurs (commerce, conseil, services), le droit français impose à l’avocat une stricte abstention.
Pour autant, les décisions de justice, les prises de position institutionnelles et les comparaisons européennes montrent que la frontière n’est pas toujours étanche. Entre interdiction ferme, tolérances ponctuelles et pistes de réforme, il devient essentiel de comprendre où se situe réellement la ligne rouge.

Définition de l’apport d’affaires

Notion et caractéristiques

L’apport d’affaires se caractérise par l’intervention d’une personne chargée de rapprocher deux acteurs pour les amener à contracter. L’apporteur :
– met les parties en relation ;
– ne négocie pas le contrat ;
– ne garantit ni sa conclusion ni son exécution ;
– perçoit une rémunération, souvent proportionnelle à l’opération envisagée.

Ce mécanisme, classique en droit commercial, entre cependant en contradiction directe avec plusieurs principes régissant l’avocature : indépendance, liberté de choix du client, absence d’intérêt distinct de la mission confiée.

Apport d’affaires et exercice professionnel de l’avocat

Pour les avocats, le système pose problème car :
– le client doit choisir librement son conseil ;
– l’avocat doit rester indépendant de tout intérêt extérieur ;
– la profession exclut les mécanismes de démarchage rémunéré.

L’apport d’affaires rémunéré est donc incompatible avec les principes essentiels qui gouvernent la profession.

Le cadre juridique applicable

Les textes prohibant la rémunération de l’apport d’affaires

Plusieurs règles posent une interdiction explicite :

– Article 10, alinéa 5, du décret n° 2005-790 : interdiction de rémunérer un apport d’affaires.
– Article 11.3 du RIN :
– l’avocat ne peut percevoir d’honoraires que du client ;
– la rémunération d’apports d’affaires est interdite.
– Article 5.4 du Code de déontologie des avocats européens : interdiction des commissions de présentation de clients.

Ces textes visent à éviter toute incitation financière extérieure susceptible d’influencer le choix du client ou l’indépendance de l’avocat.

Les fondements déontologiques

L’interdiction est principalement fondée sur :

– le principe de désintéressement ;
– l’indépendance financière et intellectuelle ;
– la loyauté envers le client ;
– l’absence de conflit d’intérêts potentiel.

Rémunérer un apport d’affaires reviendrait à conditionner l’arrivée d’un client à un avantage économique extérieur, ce qui est incompatible avec ces principes.

La jurisprudence récente

Les juridictions confirment régulièrement la nullité des conventions d’honoraires reposant sur un apport d’affaires.
Exemple : la cour d’appel de Paris a annulé une convention dont la mission consistait en un apport d’affaires rémunéré, faute pour l’avocat d’établir que la prestation relevait de son activité professionnelle (CA Paris, 12 janv. 2023, RG n° 21/11983).

Les limites de l’interdiction

Inopposabilité aux tiers

Les règles déontologiques ne concernent que les avocats.
Un tiers ne peut pas se voir opposer ces textes. La jurisprudence l’a rappelé : un intermédiaire extérieur à la profession reste libre de réclamer la rémunération contractuellement prévue (CA Paris, 7 décembre 2017, RG n° 16/14973).

Ainsi, l’interdiction lie l’avocat, mais ne neutralise pas le contrat conclu avec un tiers.

Cas des collaborateurs d’avocats

La Cour de cassation a admis que l’interdiction ne s’applique pas aux relations entre un cabinet et son collaborateur (Cass. 1re civ., 28 février 2018, n° 17-13.258).
Sur ce fondement, le CNB admet qu’un collaborateur puisse percevoir une part variable liée au développement du cabinet, dès lors que :
– la rémunération reste transparente ;
– elle ne crée aucun lien de subordination commerciale ;
– elle ne met pas en péril son indépendance.

Il ne s’agit pas d’un apport d’affaires au sens strict, mais d’un mécanisme interne de rétribution du développement du cabinet.

Transmission du dossier et consultation préalable

Lorsqu’un avocat analyse un dossier, informe le client et propose, avec son accord, de le transmettre à un confrère plus compétent dans le domaine, il peut facturer la consultation rendue.
Ce n’est pas un apport d’affaires : c’est une prestation juridique réelle et identifiable.

Plateformes autorisées et frais de fonctionnement

Depuis 2017, l’article 19.4.2 du RIBP encadre la participation financière des avocats aux plateformes.
L’avocat peut supporter :
– un abonnement ;
– une contribution forfaitaire aux frais de fonctionnement.

En revanche, demeure prohibé :
– tout paiement indexé sur le nombre de clients obtenus ;
– toute rémunération proportionnelle aux honoraires perçus.

Partage d’honoraires entre avocats

Le partage d’honoraires est autorisé si :
– plusieurs avocats interviennent réellement sur le dossier ;
– leurs prestations sont établies.

Le partage est interdit avec :
– les non-avocats ;
– les entités commerciales ;
– les courtiers en services juridiques.

Perspectives d’ouverture : vers un assouplissement encadré ?

Les évolutions envisagées

Les travaux menés ces dernières années montrent une volonté de clarifier, voire d’assouplir la règle.
La majorité des acteurs est prête à envisager une ouverture limitée :

– aux apports d’affaires entre avocats ;
– aux apports réalisés par des professions réglementées (experts-comptables, notaires, commissaires de justice).

L’idée dominante n’est pas d’ouvrir le marché, mais de créer un régime transparent, contrôlable et compatible avec les principes fondamentaux.

Les arguments favorables

Certains estiment que le maintien d’une interdiction absolue place la profession française en situation de désavantage concurrentiel.
Ils soulignent notamment :
– la concurrence croissante des cabinets de conseil ;
– l’émergence de modèles hybrides à l’étranger, permis par la directive Services ;
– la nécessité, pour les cabinets, de structurer leur développement commercial ;
– l’existence d’outils numériques dont le fonctionnement repose sur la recommandation.

Pour ces acteurs, un régime contrôlé préserverait l’indépendance tout en accompagnant l’évolution du marché du droit.

Les inquiétudes exprimées

D’autres redoutent une dérive majeure :
– dépendance vis-à-vis de flux commerciaux ;
– perte d’indépendance ;
– apparition de plateformes « boîtes de commission » ;
– transformation de la relation avocat–client en produit calibré ;
– ubérisation progressive de la profession.

Pour eux, la profession doit rester hermétique aux modèles économiques fondés sur la captation rémunérée de clients.

L’exemple britannique

Le Royaume-Uni offre un modèle construit autour d’une règle simple : tout est possible, à condition d’assurer une transparence totale envers le client.

Le système impose notamment :
– l’information du client sur tout intérêt financier ;
– un accord écrit en cas de partage d’honoraires ;
– l’interdiction de commissions dans les affaires pénales ;
– un contrôle renforcé des structures liées mais non régulées (separated business).

Ce n’est pas une libéralisation sans garde-fous, mais un encadrement exigeant.

La position européenne

Le mémorandum du Code de déontologie européen reconnaît que certains États membres autorisent les commissions, sous trois conditions strictes :
– protection des intérêts du client ;
– information complète ;
– accord exprès.

Dans ces systèmes, la commission n’est pas considérée comme une rémunération d’apport d’affaires, mais comme une composante encadrée de la rémunération globale.

Conclusion

Le droit positif demeure clair : la rémunération de l’apport d’affaires est interdite au sein de la profession d’avocat.
Cette interdiction est fondée sur des principes essentiels – indépendance, désintéressement, absence de conflit d’intérêts – qui structurent l’identité même de la profession.

Pourtant, les pratiques, la jurisprudence et les comparaisons étrangères montrent qu’un équilibre peut être recherché.
Une évolution encadrée, limitée aux avocats et aux professions réglementées, permettrait de moderniser la profession sans compromettre ses valeurs fondamentales.

En attendant une éventuelle réforme, tout mécanisme de commission, directe ou indirecte, demeure prohibé. L’avocat doit donc rester particulièrement vigilant dans ses relations avec les partenaires, les plateformes et les intermédiaires, afin d’éviter toute requalification disciplinaire.

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