Fins de non-recevoir pour défaut de droit d’agir

En procédure civile, toute action en justice suppose que la partie qui l’engage dispose du droit d’agir. Lorsqu’elle en est dépourvue, son action encourt une fin de non-recevoir, c’est-à-dire une sanction procédurale entraînant l’irrecevabilité de la demande sans examen du fond.

Les fins de non-recevoir constituent ainsi un filtre procédural essentiel, permettant d’écarter les actions intentées par des plaideurs qui n’ont pas qualité, intérêt, ou dont le droit est éteint par la prescription ou atteint par la chose jugée.
Elles traduisent un équilibre entre le droit d’accès au juge, principe à valeur constitutionnelle, et la nécessité d’une bonne administration de la justice, en évitant que des procès soient engagés par des personnes qui ne remplissent pas les conditions légales pour agir.

Cet article revient sur la définition, la mise en œuvre et les principales illustrations jurisprudentielles des fins de non-recevoir, ainsi que sur leur distinction avec les autres moyens de défense procéduraux.

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Définition

Constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l’adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d’agir, tel le défaut de qualité, le défaut d’intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée (CPC art. 122).

Le terme de « demande » ne doit pas être compris dans un sens strict : le moyen tiré d’une fin de non-recevoir peut également être invoqué par le demandeur lorsqu’il est confronté à une demande incidente formée par son adversaire.

La fin de non-recevoir vise ainsi à contester la recevabilité de l’action intentée par une partie. Son effet principal est de priver celle-ci de l’accès au juge, puisque sa demande, déclarée irrecevable, ne sera pas examinée au fond.

Enfin, la liste énoncée à l’article 122 du Code de procédure civile n’est pas limitative, la jurisprudence admettant d’autres hypothèses d’irrecevabilité procédurale (Cass. ch. mixte, 14 févr. 2003, n° 00-19.423).

Comparaison des fins de non-recevoir avec d’autres moyens de défense

Distinction avec les demandes reconventionnelles

Ne constitue pas une fin de non-recevoir mais une demande reconventionnelle celle formulée de manière expresse par un défendeur tendant à la nullité de l’association syndicale libre demanderesse, dès lors qu’il s’agit d’une demande touchant au fond du droit et non d’une contestation de la qualité pour agir de la partie adverse (Cass. 3e civ., 18 déc. 1991, n° 90-11.048, Bull. civ. III, n° 320).

Distinction avec les exceptions de procédure

Les fins de non-recevoir doivent également être distinguées des exceptions de procédure, et principalement des nullités des actes de procédure pour vice de forme ou de fond.
En effet, ces dernières ne portent pas sur le droit d’agir mais sur la validité d’un acte procédural.

Toutefois, certains textes prévoient que l’omission de mentions dans un acte, qui s’apparente à un vice de forme, constitue une cause d’irrecevabilité (n° 10795).

Illustrations jurisprudentielles

Constitue une fin de non-recevoir — et non une exception d’incompétence — le moyen tiré de l’immunité de juridiction, car l’interdiction faite au juge de connaître du litige ne relève pas d’une question de compétence mais de pouvoir juridictionnel (Cass. 1re civ., 15 avr. 1986, n° 84-13.422, Bull. civ. I, n° 87).

Relève également d’une fin de non-recevoir, et non d’une exception d’incompétence :

  • le défaut de pouvoir du juge de l’exécution pour statuer sur la responsabilité d’un notaire (Cass. 2e civ., 8 janv. 2015, n° 13-21.004, Bull. civ. II, n° 3) ;
  • ou pour statuer sur une demande de dommages-intérêts contre le créancier saisissant lorsqu’elle n’est pas fondée sur l’exécution ou l’inexécution dommageable de la mesure, le juge n’ayant pas le pouvoir juridictionnel pour en connaître (Cass. 2e civ., 15 avr. 2021, n° 19-20.281, F-P).

Le défaut de saisine régulière d’un tribunal constitue également une fin de non-recevoir et non un vice de forme (Cass. 2e civ., 6 janv. 2011, n° 09-72.506, Bull. civ. II, n° 5 ; Cass. 2e civ., 1er juin 2017, n° 16-15.568, F-PB).
En revanche, lorsque l’irrégularité affecte le contenu de l’acte de saisine et non le mode de saisine, elle relève des nullités pour vice de forme et non d’une irrecevabilité. Tel est le cas de l’irrégularité des mentions d’une déclaration de saisine de la juridiction de renvoi après cassation (Cass. 2e civ., 19 oct. 2017, n° 16-11.266, F-PB).

Fin de non-recevoir et prescription

Une demande en justice, y compris en référé, interrompt le délai de prescription, conformément à l’article 2241 du Code civil. Cet effet interruptif se maintient même si l’acte introductif d’instance est ultérieurement annulé pour vice de procédure.

En revanche, selon l’article 2243 du Code civil, lorsque la demande est définitivement rejetée, l’interruption est réputée non avenue, quel que soit le motif du rejet.

La Cour de cassation a précisé la portée de ces deux textes :

  • l’article 2241 vise uniquement les vices de procédure, et non les fins de non-recevoir ;
  • l’article 2243 ne distingue pas selon le motif du rejet : l’effet interruptif disparaît dès lors que la demande est déclarée irrecevable, qu’il s’agisse d’un rejet au fond ou pour irrecevabilité procédurale.

Ainsi, une assignation déclarée irrecevable — notamment lorsqu’elle tend à la condamnation d’un dirigeant au titre de l’insuffisance d’actif ou à une mesure de faillite personnelle ou d’interdiction de gérer — n’interrompt pas la prescription (Cass. 2e civ., 26 janv. 2016, n° 14-17.952).

Typologie des fins de non-recevoir pour défaut de droit d’agir

Fins de non-recevoir définitives

  • Délais pour agir (prescription et forclusion). Cas discuté : Les délais innommés (Cass. civ., 3e, 22 sept. 2009, n° 04-15.436)
  • Autorité de chose jugée. Cas discuté : Le caractère obligatoire des demandes incidentes (Cass. civ. 1ère 1er juill. 2010, n°09-10.364)
  • Transaction. Cas discuté : La résolution de la transaction (Cass. civ. 1re, 12 juill. 2012, n° 09-11.582)

Fins de non-recevoir régularisables

  • Intérêt à agir Cas discuté : L’intérêt à agir des associations de défense (Cass. civ. 1re, 16 mars 2016, n° 15-10.577)
  • Qualité à agir Cas discuté : La qualité pour interjeter appel (Cass. civ. 1re, 24 mai 2018, n°17-18.859)
  • Médiation, conciliation, convention de procédure participative Cas discuté : Le caractère impératif de la clause de conciliation (Cass. soc. 7 déc. 2011, n° 10-16.425)

Causes d’irrecevabilité des fins de non-recevoir

Outre les cas cités à l’article 122 du CPC, les fins de non-recevoir peuvent résulter de textes particuliers ou de clauses contractuelles prévoyant un préalable de conciliation ou de médiation avant toute introduction d’une action en justice.

Défauts d’actes, formalités ou mentions

Constitue une irrégularité sanctionnée par une fin de non-recevoir l’absence de certains actes, formalités ou mentions exigées par la loi. La jurisprudence en fournit plusieurs illustrations :

  • le défaut de saisine régulière du tribunal (Cass. 3e civ., 2 oct. 1996, n° 94-18.535 ; Cass. 2e civ., 6 janv. 2011, n° 09-72.506 ; Cass. 2e civ., 1er juin 2017, n° 16-15.568) ;
  • le défaut de publication d’une demande en justice portant sur un droit immobilier (décret n° 55-22 du 4 janv. 1955, art. 30, dernier alinéa ; Cass. 1re civ., 20 oct. 1981, n° 80-14.741 ; Cass. com., 12 avr. 2005, n° 03-18.606) ;
  • l’absence de saisine préalable du conseil régional de l’Ordre des architectes pour tenter une conciliation dans un différend entre architectes, conformément au Code des devoirs professionnels de l’architecture (Cass. 2e civ., 29 mars 2017, n° 16-16.585).

Défaut de qualité (pas très clair en pratique)

Le défaut du droit d’agir peut résulter du défaut de qualité du demandeur, mais également du défaut de qualité du défendeur.

C’est notamment le cas lorsqu’une société agit en revendication sur un bien dont elle n’est plus propriétaire, l’ayant cédé à un tiers (Cass. 2e civ., 4 févr. 2021, n° 19-16.795).

En pratique, cette hypothèse demeure exceptionnelle : il est bien plus fréquent de devoir soulever un vice de fond qu’un véritable défaut de qualité pour agir.

Il convient également de ne pas confondre le défaut de qualité avec le défaut de pouvoir du représentant d’une partie. Ce dernier ne constitue pas une fin de non-recevoir, mais une nullité pour vice de fond au sens de l’article 117 du Code de procédure civile (v. notamment Cass. 2e civ., 10 juin 2021, n° 20-15.410).

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Défaut d’intérêt (fonctionne souvent que si action attitrée)

En application de l’article 31 du Code de procédure civile, l’action en justice est ouverte à toute personne justifiant d’un intérêt légitime au succès ou au rejet d’une prétention, sauf lorsque la loi réserve expressément ce droit à certaines catégories de personnes.

L’absence d’un tel intérêt emporte donc l’absence de droit d’agir. L’intérêt s’apprécie au jour de l’introduction de la demande (Cass. 3e civ., 27 janv. 2015, n° 13-27.703).

Cette condition suscite de nombreuses difficultés lorsque l’action repose sur un intérêt collectif. En principe, l’intérêt doit être personnel, et celui ou celle qui agit pour la défense d’intérêts collectifs doit démontrer qu’il en a la qualité. La question se pose notamment pour les associations, dont la jurisprudence admet désormais plus largement l’action, même en l’absence d’habilitation législative ou de clause statutaire expresse, dès lors que les intérêts défendus entrent dans leur objet social (Cass. 1re civ., 18 sept. 2008, n° 06-22.038 ; Cass. 1re civ., 2 oct. 2013, n° 12-21.152 ; Cass. 1re civ., 30 mars 2022, n° 21-13.970).

Cette évolution, bien que protectrice de certains intérêts collectifs, interroge sur le risque d’un encombrement accru des juridictions et d’un glissement vers une justice d’intérêts de groupes au détriment du principe de l’intérêt personnel à agir.

Enfin, l’intérêt doit non seulement être actuel et personnel, mais également légitime. Par exemple, la loi exclut toute action tendant au paiement d’une dette de jeu ou d’un pari (C. civ., art. 1965 ; Cass. 1re civ., 13 mars 2019, n° 18-13.856).

Délais pour agir (prescription)

La prescription constitue un mode d’extinction de l’action en justice, voire du droit substantiel qui la fonde. Lorsqu’elle est acquise, elle entraîne l’irrecevabilité de la demande sans examen au fond : il s’agit donc d’une fin de non-recevoir (Cass. 2e civ., 18 déc. 2014, n° 13-19.770).

Le délai préfix (ou délai de forclusion) produit un effet voisin : il fait obstacle à l’exercice même du droit, empêchant toute saisine du juge (Cass. 2e civ., 6 nov. 2014, n° 13-23.326).

La charge de la preuve de la forclusion incombe à celui qui l’invoque (Cass. 2e civ., 11 mai 2006, n° 05-04.038).

Les juges du fond doivent, dans certains cas, relever d’office la fin de non-recevoir tirée de la forclusion. Tel est le cas notamment en matière de crédit à la consommation, sur le fondement de l’article L. 311-52 du Code de la consommation (devenu art. R. 312-35). Cette faculté demeure toutefois subordonnée à la constatation préalable des faits dont les parties doivent rapporter l’allégation et la preuve (Cass. 1re civ., 14 mai 2009, n° 08-12.836).

En revanche, le juge ne peut relever d’office une fin de non-recevoir tirée de la forclusion sans avoir constaté expressément l’existence du dépassement du délai (Cass. 1re civ., 19 sept. 2007, n° 06-10.629).

Enfin, le non-respect des délais de recours est lui aussi sanctionné par une fin de non-recevoir (CPC, art. 125).

Chose jugée

L’autorité de la chose jugée a pour effet de rendre irrecevable toute demande émanant d’une partie qui contredirait ou remettrait en cause ce qui a déjà été définitivement tranché par une décision passée en force de chose jugée (Cass. 2e civ., 15 sept. 2005, n° 01-16.762).

De la même manière, la transaction produit un effet analogue : sans qu’il soit question de chose jugée au sens strict, l’article 2052 du Code civil dispose que « la transaction fait obstacle à l’introduction ou à la poursuite entre les parties d’une action en justice ayant le même objet ».

Autrement dit, qu’il s’agisse d’un jugement définitif ou d’un accord transactionnel, la finalité est identique : empêcher la réouverture d’un litige déjà tranché ou réglé.

Le délai préfix

en cours

Défaut d’indication des informations essentielles des concluants en appel (article 961 CPC) [pas vraiment régularisable si délai d’appel pour conclure expiré]

Contradiction au détriment d’autrui (estoppel) Estoppel : interdiction de se contredire au détriment d’autrui

En droit français, le principe selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d’autrui — souvent rapproché de la notion anglo-saxonne d’estoppel — tend à s’imposer dans la pratique contentieuse.
Il sanctionne la partie qui adopte, dans le cadre d’un même rapport juridique, une position incompatible avec celle qu’elle avait précédemment soutenue, lorsque ce revirement cause un préjudice à son adversaire.

Issu de la Common Law, l’estoppel repose sur une exigence de cohérence dans la conduite du procès. Il interdit à un plaideur de se contredire au détriment de son adversaire, sous peine d’irrecevabilité de sa prétention.
Autrement dit, une partie ne peut adopter successivement deux positions incompatibles dans un même débat judiciaire lorsque ce revirement cause un préjudice à son contradicteur.

L’estoppel sanctionne ainsi un comportement déloyal et non une simple erreur de procédure ou d’argumentation (Cass. com., 21 févr. 2012, n° 11-10.564, RJDA 5/12, n° 517).

1. L’admission du principe en matière d’arbitrage

Le principe a d’abord trouvé sa consécration en matière d’arbitrage. L’article 1466 du Code de procédure civile en donne une traduction directe :

« La partie qui, en connaissance de cause et sans motif légitime, s’abstient d’invoquer en temps utile une irrégularité devant le tribunal arbitral est réputée avoir renoncé à s’en prévaloir. »

Ce texte consacre expressément la logique de l’estoppel, en privant d’effet une contestation tardive d’une irrégularité connue. La bonne foi procédurale impose donc d’agir en temps utile.


2. L’extension jurisprudentielle du principe en dehors de l’arbitrage

En dehors du domaine arbitral, la Cour de cassation a d’abord appliqué le principe sans le nommer, en déclarant irrecevable le moyen d’un plaideur contraire à l’argumentation qu’il avait lui-même développée auparavant (Cass. com., 20 mars 2001, n° 97-10.760 ; Cass. 2e civ., 20 oct. 2005, n° 03-13.932, Bull. civ. II, n° 257).

Progressivement, la Haute Juridiction a admis que l’incohérence procédurale pouvait constituer une véritable fin de non-recevoir.
Toutefois, elle a précisé que la contradiction ne suffisait pas à elle seule : elle doit concerner des actions de même nature, fondées sur les mêmes conventions et opposant les mêmes parties.
Ainsi, « la seule circonstance qu’une partie se contredise au détriment d’autrui n’emporte pas nécessairement fin de non-recevoir » (Cass. ass. plén., 27 févr. 2009, n° 07-19.841, Bull. civ. ass. plén., n° 1).
Cette décision, rendue au visa de l’article 122 du Code de procédure civile, souligne que les actions engagées n’étaient ni de même nature, ni fondées sur les mêmes conventions, ni opposant les mêmes parties.

Dans le même esprit, la Cour a jugé que la fin de non-recevoir et la défense au fond ont une nature distincte, exclusive de toute contradiction entre elles (Cass. 3e civ., 9 févr. 2022, n° 20-20.148).

3. Vers une reconnaissance jurisprudentielle croissante

Malgré cette prudence initiale, la jurisprudence admet de plus en plus souvent que le comportement contradictoire d’une partie puisse être sanctionné sur le fondement du principe de loyauté procédurale.
Les juridictions y voient une exigence de cohérence et de bonne foi dans la conduite du procès (v. not. Cass. com., 20 sept. 2011, n° 10-22.888 ; Cass. 1re civ., 22 oct. 2014, n° 12-29.265 ; Cass. soc., 22 sept. 2015, n° 14-16.947 ; Cass. 2e civ., 15 mars 2018, n° 17-21.991).

Par un arrêt du 20 septembre 2011, la Cour de cassation a franchi une étape supplémentaire en reconnaissant, de manière indirecte, un principe général d’interdiction de se contredire au détriment d’autrui (Cass. com., 20 sept. 2011, n° 10-22.888, Bull. civ. IV, n° 132).
Ce principe, désormais bien ancré, s’analyse comme une application de la loyauté procédurale et de la bonne foi dans la conduite du procès.

Autrement dit, sans constituer une fin de non-recevoir autonome, le principe joue aujourd’hui comme une limite à la liberté procédurale des parties, en imposant une cohérence minimale entre leurs positions successives.

4. Les conditions de mise en œuvre

Pour que le comportement d’une partie soit sanctionné par une fin de non-recevoir, plusieurs conditions doivent être réunies :

  • un changement de position en droit, de nature à induire l’autre partie en erreur sur ses intentions (Cass. 1re civ., 3 févr. 2010, n° 08-21.288, Bull. civ. I, n° 25) ;
  • une contradiction affectant des actions de même nature (Cass. ass. plén., 27 févr. 2009 précité ; Cass. soc., 22 sept. 2015, n° 14-16.947, FS-PB, RJS 12/15, n° 803) ;
  • et une contradiction intervenant au cours d’une même instance (Cass. 2e civ., 15 mars 2018, n° 17-21.991, F-PBI).

L’estoppel n’a donc pas vocation à corriger des erreurs, mais à prévenir la mauvaise foi procédurale et les revirements opportunistes.

5. Précision récente : l’attitude procédurale et la déloyauté

Dans un arrêt du 19 octobre 2023 (Cass. 3e civ., n° 22-19.760), la Cour de cassation a précisé la portée du principe.
Elle a censuré la cour d’appel qui avait reproché à deux sociétés d’avoir adopté une attitude contradictoire et déloyale au détriment des constructeurs, au motif qu’elles avaient maintenu une demande de garantie alors même qu’elles avaient transigé avec une autre partie.

La Haute Juridiction a jugé que les sociétés n’avaient pas modifié leurs prétentions à l’égard de la société Gémo et de son assureur, et qu’il ne pouvait être tenu compte d’une transaction conclue avec une tierce partie pour leur reprocher une contradiction.
Le principe selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d’autrui ne saurait ainsi être invoqué en dehors du cadre du débat judiciaire entre les mêmes parties.

Illustrations jurisprudentielles du principe de l’estoppel

Admissions de fins de non-recevoir tirées de l’estoppel

Les juridictions admettent parfois que la contradiction procédurale d’un plaideur puisse fonder une irrecevabilité de sa demande.

  • Revocation de l’ordonnance de clôture
    Est irrecevable, comme incompatible avec la position adoptée devant les juges du fond, le moyen par lequel une partie critique la révocation de l’ordonnance de clôture alors qu’à l’audience, elle avait elle-même sollicité le rabat de cette ordonnance (Cass. 2e civ., 20 oct. 2005, n° 03-13.932, Bull. civ. II, n° 257).
  • Contradiction d’un assureur sur la nature de la garantie
    L’assureur qui a invoqué la nature décennale des désordres pour percevoir des primes majorées ne peut ensuite soutenir devant les juges du fond que ces désordres relèvent de la garantie « défaut de performance », moins coûteuse pour lui (Cass. 3e civ., 28 janv. 2009, n° 07-20.891, RJDA 8-9/09, n° 796).
  • Absence de personnalité juridique invoquée après un pourvoi
    Le plaideur qui a introduit un pourvoi ayant conduit à une cassation partielle ne peut, devant la cour de renvoi, prétendre qu’il était dépourvu de personnalité juridique lors des instances précédentes (Cass. com., 20 sept. 2011, n° 10-22.888, Bull. civ. IV, n° 132).
  • Positions procédurales incompatibles
    Le comportement consistant, pour un plaideur informé, à soutenir simultanément deux positions incompatibles justifie l’irrecevabilité de ses demandes sur le fondement du principe de cohérence (CA Orléans, 10 juill. 2007, n° 06/02347, RJDA 6/08, n° 746).
  • Contradiction entre première instance et appel
    Dans une liquidation de communauté, un époux ayant demandé en première instance que soit retenue l’évaluation de l’expert, puis soutenu des prétentions opposées en appel sans justifier ce revirement, a vu sa demande déclarée irrecevable (Cass. 1re civ., 22 oct. 2014, n° 12-29.265, Bull. civ. I, n° 176).

Rejets de fins de non-recevoir tirées de l’estoppel

À l’inverse, la contradiction ne suffit pas toujours à justifier une fin de non-recevoir, notamment lorsque les positions ne concernent pas la même instance ou n’ont pas induit l’adversaire en erreur.

  • Fin de non-recevoir invoquée tardivement
    Une fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité de locataire peut être soulevée en tout état de cause, même tardivement, sans qu’il y ait contradiction (Cass. 2e civ., 14 nov. 2013, n° 12-25.835, Bull. civ. II, n° 221).
  • Procédures distinctes en France et à l’étranger
    Un demandeur n’est pas contradictoire lorsqu’il présente une version différente d’une opération dans une procédure étrangère puis en France, dès lors qu’il n’a pas induit les défendeurs en erreur sur ses intentions (Cass. 1re civ., 24 sept. 2014, n° 13-14.534, Bull. civ. I, n° 154).
  • Moyens nouveaux en appel
    Même en présence d’une contradiction, les défenses au fond pouvant être invoquées en tout état de cause, une partie peut faire valoir en appel des moyens nouveaux (Cass. com., 10 févr. 2015, n° 13-28.262, Bull. civ. IV, n° 17).
  • Instances distinctes : juge d’instance et prud’hommes
    Un salarié n’est pas contradictoire lorsqu’il soutient dans un litige qu’il n’avait pas la qualité de salarié, puis revendique cette qualité dans un autre procès, les deux instances étant distinctes (Cass. soc., 22 sept. 2015, n° 14-16.947, FS-PB,).
  • Procédure de référé-expertise
    Les déclarations faites au fond ne peuvent être opposées dans une instance ultérieure de référé-expertise pour fonder une fin de non-recevoir (Cass. 2e civ., 22 févr. 2017, n° 15-29.202, F-PB).
  • Affiliation à un régime d’assurance maladie
    Un assuré qui a d’abord demandé son affiliation au régime français, puis à celui suisse, est recevable à demander la radiation de sa première affiliation dès lors que les positions contraires n’ont pas été prises dans la même instance (Cass. 2e civ., 15 mars 2018, n° 17-21.991, F-PBI).
  • Vote en assemblée générale de copropriété
    Un copropriétaire peut contester une résolution supprimant le poste de concierge, même s’il a voté en faveur de résolutions connexes, dès lors qu’il n’existe pas de contradiction procédurale au détriment d’autrui (Cass. 3e civ., 28 juin 2018, n° 17-16.693, FS-PBI).

Mise en œuvre des fins de non-recevoir

Moment de la présentation

Les fins de non-recevoir peuvent être proposées en tout état de cause, sauf disposition contraire, et sous réserve pour le juge de pouvoir condamner à des dommages-intérêts ceux qui se seraient abstenus, dans une intention dilatoire, de les soulever plus tôt (CPC, art. 123).
L’appréciation de l’intention dilatoire relève du pouvoir souverain des juges du fond (Cass. 2e civ., 1er juill. 1981, n° 80-12.356, Bull. civ. II, n° 144 ; Cass. 2e civ., 27 févr. 2003, n° 01-11.975, Bull. civ. II, n° 44).

Exception : la procédure participative

Les parties à une convention de procédure participative aux fins de mise en état peuvent, à tout moment, renoncer expressément à se prévaloir d’une fin de non-recevoir, à l’exception de celles qui surviennent ou sont révélées postérieurement à la signature de la convention (CPC, art. 1546-1, al. 2, modifié par le décret n° 2021-1322 du 11 octobre 2021).

Moment de présentation et recevabilité

Les fins de non-recevoir peuvent être proposées après qu’il a été conclu au fond (Cass. 2e civ., 10 oct. 1990, n° 88-16.685, Bull. civ. II, n° 191).
Elles peuvent également être invoquées pour la première fois en appel, notamment lorsqu’elles portent sur :

  • le défaut de qualité pour agir (Cass. 3e civ., 16 juin 1982, n° 81-10.121, Gaz. Pal. 1982, pan., p. 329) ;
  • ou la prescription (Cass. 2e civ., 1er déc. 2016, n° 15-27.143, F-PB).

Dans cette dernière affaire, la cour d’appel avait déclaré irrecevable, comme nouvelle, une demande tendant à voir déclarer prescrite une créance. La Cour de cassation a censuré cette décision en rappelant qu’une telle prétention constitue bien une fin de non-recevoir.

Ce moyen peut également être opposé au stade de la procédure d’exécution d’une décision de justice, même s’il ne l’a pas été lors de la procédure initiale ayant conduit à cette décision (Cass. 2e civ., 17 oct. 2013, n° 12-26.624, Bull. civ. II, n° 196).

Spécificités selon la nature de la procédure

a) Procédure écrite devant le tribunal judiciaire

Lorsque la représentation par avocat est obligatoire, les règles propres à la procédure écrite imposent de soulever les fins de non-recevoir avant le dessaisissement du juge de la mise en état (CPC, art. 789).

b) Procédure orale

Dans les procédures orales, les fins de non-recevoir peuvent être formulées lors de l’audience.
Toutefois, si le respect du principe de la contradiction l’exige, le tribunal doit renvoyer l’affaire à une audience ultérieure (Cass. com., 10 oct. 1989, n° 87-20.141, Bull. civ. IV, n° 249).

Le dépôt préalable de conclusions avant d’invoquer une fin de non-recevoir — par exemple la prescription — n’établit pas, à lui seul, une volonté non équivoque d’y renoncer (Cass. 2e civ., 12 avr. 2018, n° 17-15.434, F-PB).

Compétence en matière de fins de non-recevoir

En application du principe selon lequel le juge de l’action est le juge de l’exception, c’est devant la juridiction du fond saisie du litige que la fin de non-recevoir doit être invoquée, sauf si elle soulève une question qui relève de la compétence exclusive d’une autre juridiction (CPC art. 49, al. 1).

Toutefois, devant le tribunal judiciaire, dans la mesure où un juge de la mise en état est désigné, et où la demande est présentée postérieurement à sa désignation, ce dernier est, jusqu’à son dessaisissement, seul compétent à l’exclusion de toute autre formation du tribunal pour statuer sur les fins de non-recevoir ; les parties ne sont plus recevables à soulever ces fins de non-recevoir ultérieurement à moins que les moyens ne surviennent ou ne soient révélés postérieurement au dessaisissement du juge (CPC art. 789).

Devant la cour d’appel, la même compétence est attribuée au conseiller de la mise en état (CPC art. 907), sauf si la procédure est instruite conformément aux dispositions de l’article 905 du CPC (n° 26360 s.).

Nécessité d’un grief et fins de non-recevoir

Les fins de non-recevoir doivent être accueillies sans que celui qui les invoque ait à justifier d’un grief, et alors même que l’irrecevabilité ne résulterait d’aucune disposition expresse (CPC, art. 124).

Cette règle a été notamment appliquée pour :

  • l’irrecevabilité pour défaut d’intérêt et de qualité (Cass. 3e civ., 12 mai 1976, n° 75-70.142, Bull. civ. III, n° 203) ;
  • ou le défaut de saisine régulière d’un tribunal (Cass. 2e civ., 6 janv. 2011, n° 09-72.506, Bull. civ. II, n° 5).

Autrement dit, la fin de non-recevoir, dès lors qu’elle est fondée, doit être retenue par le juge sans qu’il soit nécessaire de démontrer un préjudice. Elle s’impose par sa seule nature procédurale.

Ordre public et rôle du juge en matière de fins de non-recevoir

Fins de non-recevoir relevées d’office obligatoirement

Les fins de non-recevoir doivent être relevées d’office lorsqu’elles présentent un caractère d’ordre public, notamment lorsqu’elles résultent (CPC, art. 125, al. 1) :

  • de l’autorité de la chose jugée attachée à une décision précédemment rendue dans la même instance (Cass. 2e civ., 14 janv. 2021, n° 19-17.758, F-PBI ; rapprocher Cass. 2e civ., 17 sept. 2020, n° 19-17.673, F-PBI) ;
  • de l’inobservation des délais dans lesquels doivent être exercées les voies de recours, notamment pour l’irrecevabilité d’un appel tardif (Cass. 2e civ., 21 juill. 1986, n° 85-11.733, Bull. civ. II, n° 133 ; Cass. com., 12 juill. 2004, n° 03-12.672, Bull. civ. IV, n° 161 ; Cass. com., 17 mai 2011, n° 10-16.526, RJDA 11/11, n° 952) ou pour un appel incident irrecevable (Cass. 2e civ., 28 sept. 2017, n° 16-23.497, F-PB) ;
  • de l’absence d’ouverture d’une voie de recours (Cass. ch. mixte, 25 oct. 2004, n° 03-14.219, Bull. civ. ch. mixte, n° 3 ; Cass. 2e civ., 29 sept. 2011, n° 10-27.658, Bull. civ. II, n° 179).

Cette dernière hypothèse comprend notamment :

  • le défaut d’autorisation du premier président lorsque cette autorisation est exigée pour relever appel (Cass. 3e civ., 15 janv. 1985, n° 83-16.164, Bull. civ. III, n° 10 ; Cass. soc., 2 mai 1989, n° 86-42.048 ; Cass. soc., 17 févr. 1993, n° 89-45.744).

Doivent également être relevées d’office :

  • l’irrecevabilité d’un appel interjeté selon une forme autre que celle prévue, équivalant à une absence d’acte (Cass. soc., 9 mars 1989, n° 87-16.095, Bull. civ. V, n° 205) ;
  • ou la fin de non-recevoir tirée de l’expiration du délai biennal de forclusion en matière de crédit à la consommation (Cass. 1re civ., 9 juin 1993, n° 91-16.084, Bull. civ. I, n° 211).

Matière d’état des personnes

En matière d’état des personnes, les fins de non-recevoir ont également un caractère d’ordre public, notamment dans les cas suivants :

  • défaut de qualité pour agir au nom d’un enfant mineur ayant fait l’objet d’une adoption plénière (Cass. 1re civ., 28 mars 1995, n° 92-20.205, Bull. civ. I, n° 144) ;
  • absence de mise en cause des deux époux dans une action en nullité ou en inopposabilité de mariage (Cass. 1re civ., 6 mai 2009, n° 07-21.826, Bull. civ. I, n° 89) ;
  • défaut de qualité de parents qui n’étaient ni requérants à la procédure initiale d’ouverture d’une mesure de protection, ni parties à l’instance en mainlevée, pour interjeter appel du jugement de mainlevée (Cass. 1re civ., 24 mai 2018, n° 17-18.859, FS-PBI).

Respect du contradictoire

Lorsqu’il relève d’office une fin de non-recevoir, le juge doit respecter le principe du contradictoire et inviter les parties à présenter leurs observations (Cass. ch. mixte, 10 juill. 1981, n° 77-10.745, Bull. ch. mixte, n° 6 ; Cass. 2e civ., 16 déc. 2010, n° 09-16.846).

Cette invitation n’est toutefois pas indispensable lorsque les parties se sont déjà expliquées contradictoirement sur la question, par exemple en cas de tardiveté de l’appel soulevée par l’une d’elles mais déclarée irrecevable faute de saisine du magistrat compétent, puis finalement relevée d’office par la cour d’appel (Cass. 2e civ., 5 juin 2014, n° 13-19.920, Bull. civ., n° 130).

Fins de non-recevoir relevées d’office éventuellement

Le juge a la faculté de relever d’office la fin de non-recevoir tirée du défaut d’intérêt, du défaut de qualité ou de la chose jugée (CPC art. 125, al. 2), après qu’il a invité les parties à présenter leurs observations (Cass. 3e civ. 3-4-2001 n° 99-17.476).

Autres fins de non-recevoir

Les autres fins de non-recevoir ne peuvent pas être relevées d’office. Ainsi en est-il en matière de prescription : les juges ne peuvent pas suppléer d’office le moyen résultant de la prescription (C. civ. art. 2247).

Régularisation des fins de non-recevoir

Principe

Lorsqu’une situation donnant lieu à fin de non-recevoir est susceptible d’être régularisée, l’irrecevabilité doit être écartée si sa cause a disparu au moment où le juge statue, ou si, avant toute forclusion, la personne ayant qualité pour agir devient partie à l’instance (CPC, art. 126).

La régularisation peut résulter de l’intervention d’une personne ayant qualité ou de l’obtention ultérieure de cette qualité.
Elle peut donc intervenir tant que la décision n’est pas rendue et avant l’expiration des délais de prescription ou de forclusion.

Sur la régularisation d’une action irrégulièrement engagée par un débiteur en procédure collective, voir n° 51290.

Illustrations de la régularisation avant forclusion

La régularisation a été admise notamment dans les hypothèses suivantes :

  • action de l’assureur engagée avant expiration du délai de forclusion, bien que celui-ci n’ait pas encore acquis la qualité de subrogé de l’assuré au moment de l’assignation en référé (Cass. 1re civ., 9 oct. 2001, n° 98-18.378, Bull. civ. I, n° 245) ;
  • intervention du représentant de la personne morale devant la cour avant que le juge ne statue (Cass. 1re civ., 20 mai 2003, n° 00-19.751, Bull. civ. I, n° 120) ;
  • publication au service de la publicité foncière, avant que le juge ne statue, d’une demande tendant à l’annulation d’une vente immobilière, même si cette publication intervient trois mois après la délivrance de l’assignation, aucune déchéance n’étant prévue pour cette formalité (Cass. 3e civ., 26 nov. 2003, n° 02-13.438, RJDA 3/04, n° 378).

L’intervention volontaire d’un vendeur indivis permet également d’écarter la fin de non-recevoir opposée à l’action en résolution intentée par ses coïndivisaires et tirée de son abstention (Cass. 3e civ., 20 févr. 1979, n° 77-12.863, Bull. civ. III, n° 45).

De même, une demande introductive d’instance en divorce ne comportant pas de proposition de règlement des intérêts pécuniaires et patrimoniaux des époux peut être régularisée par la présentation de conclusions postérieures à l’acte introductif contenant une telle proposition, tant que le premier juge n’a pas statué (Cass. 2e civ., 6 janv. 2012, n° 10-17.824, Bull. civ. II, n° 6).

Dans le cadre d’une succession, le défaut d’apposition des mentions prévues à l’article 1360 du CPC sur une assignation en partage, sanctionné par une fin de non-recevoir, peut être régularisé jusqu’à ce que le juge statue, de sorte que l’appréciation ne dépend pas du seul examen de l’assignation (Cass. 1re civ., 28 janv. 2015, n° 13-50.049, Bull. civ. I, n° 23).

La régularisation doit cependant intervenir avant toute forclusion. Elle ne peut plus avoir lieu une fois le délai de prescription expiré (Cass. 3e civ., 14 nov. 2001, n° 99-12.304).

Régularisation en appel

L’article 126 du CPC ne distingue pas entre la première instance et l’appel : la régularisation peut donc intervenir à ce dernier stade, même si la fin de non-recevoir avait été relevée par le tribunal (Cass. 3e civ., 15 nov. 1989, n° 88-10.441, Bull. civ. III, n° 215 ; Cass. 2e civ., 12 juin 2008, n° 07-12.510, Procédures 2008, comm. 260, note R. Perrot).
En revanche, après expiration du délai d’appel, la situation n’est plus régularisable.

Illustrations en matière d’appel

La saisine d’une cour d’appel territorialement incompétente, qui donne lieu à une fin de non-recevoir, peut être régularisée avant que le juge statue, à condition que le délai d’appel n’ait pas expiré.
Le désistement de l’appel porté devant la juridiction incompétente n’a pas à être intervenu au jour où l’appel est formé devant la cour territorialement compétente (Cass. 2e civ., 2 juill. 2020, n° 19-14.086, F-PBI).

La régularisation de la fin de non-recevoir tirée de la saisine d’une juridiction incompétente est également possible si, au jour où elle intervient, dans le délai d’appel interrompu par une première déclaration d’appel formée devant une juridiction incompétente, aucune décision définitive d’irrecevabilité n’est encore intervenue (Cass. 2e civ., 5 oct. 2023, n° 21-21.007, FS-B).

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