S’il vous est arrivé d’assister à une audience de référé en matière d’expertise, vous avez sans doute entendu l’expression « protestations et réserves » lancée par des avocats avec un certain aplomb. Parfois, elles deviennent même des « réserves d’usage » ou « toutes protestations et réserves d’usage » à propos de la demande de son adversaire.
Ce que veut dire l’avocat : acquièscement à la demande adverse
Mais quelles « réserves » exactement ? Et quelles « protestations » ? L’adversaire s’oppose-t-il ou non à la demande ? Car enfin, protester — contre ses parents, son employeur ou son maire — c’est bien marquer une opposition, pas donner son accord.
Or, paradoxe : dans la pratique, cette formule est régulièrement utilisée par des avocats pour exprimer tout l’inverse, c’est-à-dire leur acceptation de la demande d’expertise de la partie adverse.
Qui a raison ? Que recouvre réellement cette expression ?
La réponse est limpide : la formule surannée des « protestations et réserves » n’a aucun fondement juridique. Elle relève de ces tics de langage hérités d’un autre âge, conçus moins pour servir la clarté du débat que pour instaurer un jargon réservé aux initiés, hermétique pour le justiciable.
Je m’y oppose fermement. Car sa seule justification est l’ancienneté, brandie comme un privilège. Mais les privilèges ont disparu. Soit l’usage est consacré par le juge ou par la loi et il devient normatif, soit il doit s’effacer.
Fort heureusement, les nouveaux moyens de communication permettent aujourd’hui de mettre à nu ces archaïsmes et de rendre la justice plus lisible, plus accessible, plus ouverte.
Il appartient désormais aux juridictions, confrontées à l’inflation du contentieux et à des avocats de plus en plus rigoureux, de qualifier juridiquement ces formules toutes faites. Pour qu’elles cessent enfin d’encombrer nos écritures et de brouiller la clarté du débat judiciaire.
L’absurdité apparaît d’ailleurs dans certaines conclusions, où l’on lit des formules qui trahissent une incompréhension manifeste. Dans une affaire récente, un avocat écrivait ainsi :
« La société X justifie d’un intérêt légitime à voir un expert désigné dans le cadre d’un référé préventif au regard des travaux projetés, si bien que la société Y ne s’oppose pas à la mesure d’expertise sollicitée et formule sur celle-ci ses plus expresses protestations et réserves. »
La contradiction saute aux yeux : comment peut-on, dans une même phrase, affirmer qu’on ne s’oppose pas à une demande et émettre « toutes protestations et réserves » ? C’est incohérent. La jurisprudence est pourtant claire : « protestations et réserves » signifient opposition, et non acquiescement.
Autrement dit, le rédacteur n’a pas compris le sens de la formule qu’il employait. Résultat : une écriture brouillonne, juridiquement confuse, et susceptible d’induire le juge en erreur.
Rapport à justice : ça veut dire quoi ?
Ce que dit la jurisprudence : opposition/contestation
La jurisprudence est constante : les formules telles que « protestations et réserves » ou « s’en rapporter à justice » ne valent pas acquiescement, mais bien contestation.
Ainsi, la Cour de cassation a jugé que « le fait pour une partie de déclarer faire toutes protestations et réserves sur la demande n’implique pas abandon de ses prétentions ni renoncement à son droit d’agir » (Cass. 2e civ., 18 sept. 2008, n° 07-18.111, F-D).
De même, elle a rappelé qu’« une partie qui conclut en s’en rapportant à justice émet une contestation. Dès lors, elle est irrecevable à soulever ensuite une exception d’incompétence » (Cass. 2e civ., 7 juin 2007, n° 06-15.920, Bull. 2007, II, n° 145 – lire en ligne).
La solution est confirmée en matière de recours : « Une partie qui s’en rapporte à justice sur le mérite d’une prétention conserve néanmoins un intérêt à former un recours à l’encontre de la décision rendue. Pour autant, elle n’est pas recevable à invoquer devant la Cour de cassation un moyen critiquant un chef de la décision ayant donné lieu au rapport à justice » (Cass. 2e civ., 3 mai 2001, n° 98-23.347, publié au bulletin).
Plus récemment, la cour d’appel de Poitiers a jugé (CA Poitiers, 12 avr. 2022) que :
« En l’espèce, les sociétés IMV et SMA n’ont pas déposé de conclusions, ont comparu lors de l’audience du 23 mai 2017 et émis toutes protestations et réserves d’usage.
Il est de jurisprudence confirmée que cette expression signifie, contrairement à ce qui est soutenu par les sociétés IMV et SMA, une contestation et non un acquiescement à la demande d’expertise qui était formée par la société Macif.
Or, la défense à une action ne vaut pas demande en justice. Seule constitue pour le défendeur à une action une demande en justice interruptive de prescription celle par laquelle il prétend obtenir un avantage autre que le simple rejet de la prétention adverse. »
La Cour de cassation a encore précisé que les protestations et réserves constituent une défense au fond, ce qui interdit ensuite à la partie qui les a émises de soulever une exception de procédure (Cass. 2e civ., 7 juin 2007, n° 06-15.920).
En définitive, qu’il s’agisse des « protestations et réserves » ou du « rapport à justice », la jurisprudence refuse d’y voir une renonciation ou un acquiescement. Cette prudence se justifie pleinement : une renonciation ne se présume jamais.
Pourquoi le contre-sens perdure ?
C’est très simple : la partie en demande a tout intérêt à présenter les « protestations et réserves » de son adversaire comme un acquiescement. En procédant ainsi, elle sécurise l’obtention de sa mesure d’expertise, sans débat contradictoire sur son opportunité.
Si, au contraire, elle reconnaissait que cette formule équivaut à une opposition, elle s’exposerait à un véritable débat judiciaire sur la légitimité de la mesure. Et elle perdrait surtout la possibilité d’obtenir l’application de l’article 700 du Code de procédure civile, pratiquement jamais accordé lorsque la mesure d’expertise est octroyée.
Conclusion
Le fait, pour une partie, de déclarer « faire toutes protestations et réserves d’usage » sur la demande adverse ne vaut pas acquiescement. Cette formule constitue une véritable contestation au fond de la demande, n’implique aucun abandon de prétentions ni aucune renonciation à agir. En revanche, la partie qui l’utilise se ferme ensuite la possibilité de soulever une exception de procédure, notamment une exception d’incompétence.
