En copropriété, le temps n’est jamais un simple décor. Une cour commune absorbée par un appartement, un jardin de rez-de-chaussée clôturé et entretenu par un seul copropriétaire, un couloir annexé, une terrasse utilisée depuis des décennies : ces situations très fréquentes posent la même question.
Peut-on, par le seul effet du temps, devenir propriétaire d’une partie commune ? Un simple droit de jouissance privative peut-il se transformer en droit de propriété ? Les vendeurs peuvent-ils intégrer dans le mesurage Carrez des surfaces créées sur des parties communes ?
L’outil juridique qui permet, parfois, de répondre oui à ces questions, c’est l’usucapion – la prescription acquisitive –, dont le régime général se combine aujourd’hui avec un droit de la copropriété extrêmement technique.
I. Le cadre général de l’usucapion en copropriété
A. Définition et fondements de la prescription acquisitive
L’article 2258 du Code civil définit la prescription acquisitive comme « un moyen d’acquérir un bien ou un droit par l’effet de la possession sans que celui qui l’allègue soit obligé d’en rapporter un titre ou qu’on puisse lui opposer l’exception déduite de la mauvaise foi ».
L’article 2272 précise que, pour les immeubles, la prescription est en principe trentenaire, et réduite à dix ans pour celui qui acquiert de bonne foi et par juste titre.
L’usucapion opère ainsi un basculement : ce qui n’était qu’une situation de fait – l’occupation prolongée d’un bien – devient, le jour où les conditions sont réunies, une situation de droit. La Cour de cassation souligne que ce mécanisme répond à un motif d’intérêt général de sécurité juridique (Cass. 3e civ., 4 janv. 2023, n° 21-18.993), ce qui l’a conduite à refuser de transmettre une QPC mettant en cause les textes sur la prescription acquisitive (Cass. 3e civ., 17 juin 2011, n° 11-40.014).
La Cour européenne des droits de l’homme elle-même admet que l’usucapion n’est pas incompatible avec la protection de la propriété (CEDH, 30 août 2007, Pye Ltd c/ Royaume-Uni).
La copropriété étant une forme de propriété, il est logique que l’usucapion y joue pleinement. Mais parce que cette propriété est organisée, collective, et encadrée par la loi du 10 juillet 1965, toutes les solutions du droit commun ne sont pas transposables sans nuances.
B. Les conditions de la possession utile en copropriété
Pour que la prescription acquisitive joue, il ne suffit pas d’« être là » depuis longtemps. L’article 2261 du Code civil exige que la possession soit continue et non interrompue, paisible, publique, non équivoque et exercée à titre de propriétaire.
En pratique, le juge vérifie que le possesseur s’est comporté, pendant tout le temps requis, comme le véritable propriétaire de la partie commune : il doit avoir exercé sur celle-ci une emprise constante, assumée, visible de tous, sans contestation efficace, et d’une intensité telle qu’elle excède la simple tolérance.
La Cour de cassation a admis depuis longtemps que ces critères peuvent être réunis sur des parties communes en copropriété. Elle a ainsi confirmé que l’appropriation d’une partie commune est acquise dès lors que les conditions de l’article 2261 sont remplies (Cass. 3e civ., 26 mai 1993, n° 91-11.185 ; RD imm. 1993, p. 411, obs. P. Capoulade ; Cass. 3e civ., 25 janv. 2005, n° 03-18.926).
1. Animus domini et actes matériels
Le copropriétaire qui invoque l’usucapion doit démontrer qu’il avait l’intention de se comporter comme propriétaire – l’animus domini – et qu’il a concrètement exercé ce pouvoir par des actes de possession, le corpus, « contraires aux droits des autres copropriétaires » (Cass. 3e civ., 29 janv. 2003, n° 01-10.743).
Les juridictions retiennent par exemple :
– la couverture d’une courette commune par une toiture et son utilisation comme cuisine privative (CA Paris, 22 avr. 1992)
– l’usage exclusif d’une cour et d’une entrée communes (CA Paris, 18 nov. 1994)
– l’édification d’un mur ou d’un ouvrage pérenne sur une partie commune (CA Metz, 12 sept. 2023, n° 19/03062)
– l’utilisation et l’entretien, pendant des décennies, d’une cour clôturée avec portillon par un seul copropriétaire (Cass. 3e civ., 11 juill. 2019, n° 18-17.771)
– la jouissance exclusive d’un jardin dont un seul lot détient la clé, dont il assume seul l’entretien, avec en outre l’autorisation de réaménagement donnée par le syndicat (Cass. 3e civ., 12 déc. 2024, n° 23-12.804 et 23-12.968 ; CA Paris, 18 déc. 2024, n° 20/12452).
Rapports d’expertise, constats de commissaire de justice, attestations de voisins, photographies, correspondances internes à la copropriété sont autant d’éléments probatoires déterminants (CA Paris, 26 avr. 2024, n° 23/02743).
L’inverse est également vrai : certains comportements sont incompatibles avec l’animus domini. Quand le syndicat appelle les charges au nom d’un copropriétaire sur un lot, il ne se comporte pas en propriétaire de ce lot et ne peut donc prétendre l’usucaper (CA Paris, pôle 4, ch. 2, 10 mars 2021, n° 18/00260). De même, la simple affirmation selon laquelle un copropriétaire antérieur aurait « toujours utilisé » un garage ou un cellier qu’il a fait construire ne suffit pas à caractériser une possession utile (CA Toulouse, 22 janv. 2025, n° 21/03762).
Enfin, il faut que les actes soient accomplis par celui qui prétend prescrire : le locataire, le dépositaire, l’usufruitier, le preneur à bail commercial ne peuvent prescrire pour eux-mêmes, et leurs actes ne profitent pas automatiquement au bailleur (CA Paris, 21 mai 2025, n° 21/11282 ; CA Aix-en-Provence, 21 mars 2024, n° 20/02941).
2. Publicité et absence d’équivocité
La possession doit être publique : les autres copropriétaires doivent pouvoir se rendre compte que la partie commune est accaparée. Une occupation clandestine ne peut jamais fonder la prescription. La Cour de cassation l’a rappelé à propos d’une terrasse dont la privatisation n’était pas perceptible pour les autres copropriétaires (Cass. 3e civ., 9 juill. 2020, n° 19-14.368 ; CA Paris, 10 mai 2007).
La possession doit également être non équivoque. Le possesseur doit agir en son nom, pour son compte, et non dans une autre qualité. Surtout, il ne doit pas pouvoir expliquer sa présence par une simple tolérance ou un autre titre. L’article 2262 du Code civil est très clair : « les actes de pure faculté et ceux de simple tolérance ne peuvent fonder ni possession ni prescription ».
La jurisprudence applique strictement ce principe :
– lorsqu’une jouissance a été consentie à titre de simple tolérance, elle ne peut jamais déboucher sur la reconnaissance d’un droit exclusif de jouissance ou de propriété (Cass. 3e civ., 6 mai 2014, n° 13-16.790 ; Cass. 3e civ., 20 mars 1996, n° 94-15.698 ; Cass. 3e civ., 3 mars 2004, n° 02-17.390)
– un usage temporaire des parties communes prévu par le règlement de copropriété lui-même s’analyse également en tolérance.
La possession est aussi équivoque lorsqu’elle contredit le titre du copropriétaire. Un droit de jouissance privative mentionné dans l’acte d’acquisition interdit en principe de revendiquer la propriété du support : on ne prescrit pas contre son propre titre (Cass. 3e civ., 19 déc. 1990 ; 5 oct. 1994 ; CA Aix-en-Provence, 18 juin 2010, n° 08/06109 ; CA Chambéry, 25 janv. 2011, n° 09/02851 ; Cass. 3e civ., 10 déc. 2015, n° 14-13.832).
De même, un copropriétaire ne peut pas acquérir à titre privatif une partie de cour commune lorsque son acte ne lui confère qu’une détention précaire ou un simple droit de passage (CA Amiens, 31 mai 2007, n° 06/01588), ni revendiquer la jouissance exclusive d’une cour commune lorsqu’un autre copropriétaire a judiciairement obtenu un droit d’accès (Cass. 3e civ., 9 sept. 2008, n° 07-17.592).
C. Délai de prescription, point de départ et jonction des possessions
1. Prescription trentenaire
En matière immobilière, la prescription acquisitive requiert, en principe, une possession de trente ans (art. 2272, al. 1, C. civ.). Le point de départ est le lendemain du jour où la prise de possession devient effective, à condition que l’immeuble soit déjà soumis au statut de la copropriété (CA Paris, pôle 4, ch. 2, 8 déc. 2021, n° 17/21628).
Compte tenu de la durée du délai, il est fréquent que plusieurs possesseurs se succèdent. L’article 2265 du Code civil autorise alors le possesseur actuel à joindre à sa propre possession celle de ses prédécesseurs, à condition que les possessions portent sur le même bien et que le droit exercé ait été transmis (Cass. 3e civ., 17 avr. 1996, n° 94-15.748 ; Cass. 3e civ., 10 mars 2009, n° 08-11.534).
Pendant longtemps, la Cour de cassation a refusé la jonction lorsque la partie litigieuse ne figurait pas explicitement dans les actes de vente : l’acquéreur ne peut joindre à sa possession celle du vendeur « pour un bien resté en dehors de la vente » (Cass. 3e civ., 18 oct. 2000, n° 98-20.646).
Mais une inflexion nette se dessine : un arrêt du 19 octobre 2022 privilégie la volonté réelle des parties malgré une erreur matérielle sur la cave vendue (Cass. 3e civ., 19 oct. 2022, n° 21-19.852), et deux arrêts du 12 décembre 2024 confirment que le silence des actes sur un droit d’usage exclusif n’empêche pas de reconnaître la transmission d’un droit acquis par prescription (Cass. 3e civ., 12 déc. 2024, n° 23-12.804 et 23-12.968).
2. Prescription abrégée et juste titre
L’alinéa 2 de l’article 2272 prévoit un délai abrégé de dix ans pour celui qui acquiert de bonne foi et par juste titre un immeuble.
Le juste titre est un acte qui, considéré isolément, serait de nature à transférer la propriété à celui qui l’invoque (Cass. 3e civ., 5 oct. 1994, n° 92-15.926 ; Cass. 3e civ., 13 janv. 1999, n° 96-19.735). Un simple « droit d’usage et de jouissance » n’est pas un juste titre au sens du texte (Cass. 3e civ., 5 oct. 1994), pas plus qu’un acte de partage, qui ne fait que constater une situation préexistante (Cass. 3e civ., 11 févr. 2015, n° 13-24.770).
En copropriété, l’acte le plus souvent invoqué est l’acte d’acquisition du lot. Encore faut-il qu’il réponde à plusieurs exigences :
– sur le terrain du droit commun, la vente doit avoir été consentie par une personne n’ayant pas la qualité de propriétaire (Cass. 3e civ., 22 nov. 2011, n° 10-26.923) et le titre doit viser, exactement et dans sa totalité, le bien possédé (Cass. 3e civ., 26 nov. 1970 ; Cass. 3e civ., 18 sept. 2013, n° 12-14.378 ; CA Paris, 11 avr. 1996). La question des discordances mineures est discutée : certains arrêts exigent une concordance stricte (Cass. 3e civ., 23 févr. 2005, n° 03-17.899), tandis que d’autres admettent qu’une divergence matérielle n’empêche pas la qualification de juste titre lorsque le bien reste identifiable (CA Paris, 4 juin 1971) ; en revanche, une simple mention « vendu en l’état » est insuffisante (CA Pau, 25 mars 2025, n° 23/02489)
– sur le terrain spécifique de la copropriété, il ne doit pas exister de contradiction entre l’acte de vente et l’état descriptif de division (CA Paris, 12 sept. 2012, n° 12/22350). Un copropriétaire qui occupe une partie commune ne peut se prévaloir de la prescription abrégée si cette partie n’est pas mentionnée dans son titre comme un élément des parties privatives (CA Paris, 13 déc. 1994 ; 1er avr. 1998 ; 9 juin 1999 ; CA Nîmes, 10 mai 2005).
Pour le syndicat, le champ des justes titres est plus étroit. Les mentions d’un procès-verbal d’assemblée ne peuvent constituer un juste titre (Cass. 3e civ., 9 juill. 1997, n° 95-18.854), pas plus que le règlement de copropriété ou l’état descriptif de division, qui ne sont pas des actes translatifs et n’émanent pas de l’auteur du syndicat (Cass. 3e civ., 30 avr. 2002, n° 00-17.356).
La Cour de cassation a en revanche admis que les actes de vente des lots, composés de parties privatives et de quotes-parts de parties communes, puissent servir de fondement à la prescription abrégée au profit de l’ensemble des copropriétaires sur certaines parties communes (Cass. 3e civ., 30 avr. 2003, n° 01-15.078, confirmé ensuite, notamment Cass. 3e civ., 25 mars 2014, n° 11-17.435 ; Cass. 3e civ., 7 déc. 2017, n° 16-23.182). La solution est intellectuellement discutée, car le syndicat n’est pas partie à ces actes, mais elle s’accorde avec l’idée que chaque lot comporte indivisiblement une partie privative et une quote-part de parties communes.
II. L’usucapion appliquée aux parties communes de copropriété
A. Au profit d’un copropriétaire : parties communes « privatisées » et extensions de lot
La doctrine comme la jurisprudence admettent que l’usucapion puisse jouer au profit d’un copropriétaire sur des parties communes, qu’il s’agisse d’escaliers, de couloirs, de combles, de jardins, de terrasses ou de cours communes (Cass. 3e civ., 20 mars 1996, n° 94-15.698 ; Cass. 3e civ., 12 juill. 2018, n° 17-15.938 ; Cass. 3e civ., 11 juill. 2019, n° 18-17.771).
Le schéma est toujours le même : un copropriétaire annexe progressivement une partie commune, la transforme, l’aménage, y réalise des travaux, puis l’utilise comme une vraie partie privative, sans contestation réelle des autres pendant trente ans. Lorsqu’il revend sa lot, il souhaite intégrer ces surfaces dans la superficie privative, notamment pour les besoins du mesurage Carrez.
C’est exactement ce qu’a jugé la cour d’appel de Paris dans l’arrêt du 20 novembre 2020 : les vendeurs pouvaient se prévaloir de la prescription acquisitive de différentes pièces édifiées sur une cour commune grevée d’un droit de jouissance exclusive, et la superficie de ces pièces pouvait être intégrée au mesurage prévu à l’article 46 de la loi du 10 juillet 1965 et à l’article 4-1 du décret du 17 mars 1967 (CA Paris, pôle 4, ch. 1, 20 nov. 2020, n° 18/205897).
Dans cette affaire, les éléments versés aux débats avaient permis de caractériser une annexion trentenaire, ininterrompue, paisible, publique et non équivoque, ce qui rendait légitime l’intégration des superficies dans les parties privatives.
B. Parties communes à jouissance privative : peut-on usucaper le support ?
Le cas le plus délicat est celui des parties communes grevées d’un droit de jouissance privative. La question est double :
– un copropriétaire bénéficiant d’un tel droit peut-il usucaper la propriété du support ?
– ou, à tout le moins, renforcer, par la prescription, son droit de jouissance lui-même ?
1. La position classique : une possession équivoque
Une partie de la jurisprudence, notamment la cour d’appel de Paris, a longtemps refusé la possibilité d’acquérir la propriété d’une partie commune à jouissance privative, en considérant que la possession était par nature équivoque : le copropriétaire ne faisait qu’exercer les prérogatives prévues par le règlement, sans manisfester une intention d’appropriation.
L’arrêt du 26 octobre 2016 l’illustre clairement : « le droit de jouissance privatif ne fait pas perdre à son support le caractère de parties communes et ne permet pas de prescrire la propriété » (CA Paris, pôle 4, ch. 2, 26 oct. 2016, n° 14/22446).
2. L’inflexion de la Cour de cassation : la jouissance privative n’exclut pas l’usucapion
La Cour de cassation a toutefois nuancé cette approche. D’une part, elle a jugé qu’un droit de jouissance privatif sur des parties communes est un droit réel et perpétuel qui peut lui-même s’acquérir par usucapion (Cass. 3e civ., 24 oct. 2007, n° 06-19.260 ; CA Chambéry, 25 janv. 2011, n° 09/02851).
D’autre part, elle a censuré la position des juges du fond qui excluaient d’emblée toute appropriation d’une partie commune au seul motif de l’existence d’un droit de jouissance privative (Cass. 3e civ., 22 oct. 2020, n° 19-12.588).
La clef de lecture devient alors la suivante : le droit de jouissance privative n’empêche pas en soi la prescription ; il faut examiner, concrètement, si les actes accomplis dépassent ce que permet le règlement.
3. Le critère décisif : dépasser les pouvoirs de la jouissance privative
La solution réside dans la recherche d’actes qui excèdent le cadre d’une simple jouissance. La construction d’un ouvrage sur une partie commune à jouissance privative, des travaux lourds, pérennes, modifiant durablement l’assiette, traduisent une véritable volonté d’appropriation (Cass. 3e civ., 16 mars 2005, n° 03-14.771).
C’est le cas, par exemple, d’une courette commune transformée en cuisine, d’un toit-terrasse largement clos et absorbé dans un appartement, ou de jardins de rez-de-chaussée entièrement redessinés, clôturés et entretenus par un seul copropriétaire, avec parfois des autorisations ponctuelles du syndicat (Cass. 3e civ., 11 juill. 2019, n° 18-17.771 ; Cass. 3e civ., 12 déc. 2024, n° 23-12.804 et 23-12.968).
Mais le règlement de copropriété reste une boussole. Lorsque celui-ci autorise expressément la fermeture d’une véranda ou certains aménagements sur la partie commune à jouissance privative, les travaux réalisés entrent dans le cadre normal du droit de jouissance, et la possession demeure équivoque. C’est la logique de l’arrêt du 10 décembre 2015 : la Cour de cassation refuse la prescription acquisitive d’une véranda édifiée sur une partie commune à jouissance privative, précisément parce que le règlement autorisait une telle fermeture (Cass. 3e civ., 10 déc. 2015, n° 14-13.832).
C. L’usucapion d’un droit de jouissance privative : enseignes, jardins, terrasses
Il ne faut pas oublier que l’usucapion peut porter sur un droit de jouissance privatif lui-même, sans aller jusqu’à la pleine propriété du sol.
La Cour de cassation l’a reconnu de façon spectaculaire à propos de célèbres enseignes place Vendôme : un commerçant bénéficiait, depuis très longtemps, d’enseignes en imposte sur les façades, sans que ce droit ne figure dans le règlement. La Cour a approuvé la cour d’appel qui avait retenu l’acquisition par prescription d’un « droit de jouissance privatif réel et perpétuel au maintien des enseignes », sans qu’il y ait lieu de rechercher une acceptation expresse des copropriétaires (Cass. 3e civ., 22 oct. 2020, n° 19-21.732).
On retrouve ce raisonnement pour des jardins, terrasses, cours, dont la jouissance exclusive est constatée sur plusieurs décennies, avec un faisceau d’indices convergents (clés, clôtures, entretien, autorisations ponctuelles, absence de contestation…) : l’usucapion permet alors de transformer ce qui pouvait n’être qu’une tolérance en un droit de jouissance privatif consolidé.
III. L’usucapion au profit du syndicat et dans les rapports avec les tiers
A. Le syndicat peut-il usucaper un lot privatif ?
La question pouvait sembler hérétique : le syndicat, censé assurer la conservation de l’immeuble et l’administration des parties communes, peut-il, par la prescription, s’approprier un lot privatif ?
La cour d’appel de Reims avait répondu non, en estimant que le syndicat ne pouvait porter atteinte aux droits fondamentaux des copropriétaires en acquérant leurs lots par usucapion (CA Reims, 4 févr. 2014, n° 12/01030).
La Cour de cassation a pris le contrepied de cette solution, en jugeant qu’aucune disposition n’interdit à un syndicat de copropriétaires d’acquérir, par prescription, la propriété d’un lot (Cass. 3e civ., 8 oct. 2015, n° 14-16.071).
Cette position s’explique techniquement : le syndicat a la personnalité morale, il peut disposer d’un patrimoine propre, et la loi du 10 juillet 1965 lui permet d’acquérir des parties privatives (art. 16 et 26). Mais elle n’épuise pas toutes les difficultés. La doctrine a souligné les paradoxes de cette construction : ce sont, en pratique, certains copropriétaires qui accomplissent les actes matériels, et non le syndicat ; le copropriétaire dépossédé pourrait, via sa quote-part dans les parties communes, redevenir propriétaire d’une fraction du bien qu’il a perdu… Autant de questions qui laissent la porte ouverte à de futures précisions de la Cour de cassation.
B. Usucapion sur les biens de tiers : terrains, caves et extension du périmètre
L’usucapion ne se limite pas aux parties communes internes. Elle peut aussi jouer dans les rapports entre la copropriété et des propriétaires voisins.
La Cour de cassation admet depuis longtemps que les copropriétaires puissent, collectivement, acquérir par prescription des terrains appartenant à des tiers, qui deviennent alors de nouvelles parties communes (Cass. 3e civ., 30 avr. 2003, n° 01-15.078 ; Cass. 3e civ., 5 févr. 2014, n° 12-25.770 et 12-26.699). Le syndicat peut ainsi revendiquer une cave située sous un bâtiment voisin s’il justifie d’une possession trentenaire utile, paisible, continue, publique, non équivoque et exercée à titre de propriétaire (CA Paris, 7 mai 2002, n° 1996/16323).
En revanche, l’usucapion ne permet ni la fusion artificielle de deux copropriétés, ni la scission d’un bâtiment par le seul jeu du temps :
– deux immeubles voisins, dotés chacun de leur règlement, ne peuvent pas « fusionner » en une seule copropriété au motif qu’ils bénéficient du même syndic, des mêmes équipements et d’assemblées communes : la cour d’appel de Pau a rejeté cette argumentation (CA Pau, 23 mai 2023, n° 21/01137)
– un copropriétaire unique d’un bâtiment ne peut pas invoquer la prescription trentenaire pour prétendre se soustraire au statut de la copropriété : il doit recourir aux mécanismes spécifiques de l’article 28 de la loi de 1965 (CA Nîmes, 3 oct. 2024, n° 22/01970).
IV. Usucapion, mesurage Carrez et vie de la copropriété
A. Impact sur le mesurage Carrez
Le contentieux du mesurage Carrez est un terrain naturel d’expression de l’usucapion. Le cas typique est celui où le vendeur entend inclure, dans la superficie de ses parties privatives, des surfaces édifiées sur une cour, une terrasse ou un jardin, initialement communs.
La cour d’appel de Paris a validé cette démarche dans l’arrêt du 20 novembre 2020 : les vendeurs pouvaient se prévaloir de la prescription acquisitive de différentes pièces édifiées sur une partie commune sur laquelle ils disposaient d’un droit de jouissance exclusive, et la superficie de ces pièces pouvait être intégrée au mesurage prévu par l’article 46 de la loi du 10 juillet 1965 et l’article 4-1 du décret du 17 mars 1967 (CA Paris, pôle 4, ch. 1, 20 nov. 2020, n° 18/205897).
Là encore, tout repose sur la démonstration d’une possession trentenaire répondant aux critères de l’article 2261 du Code civil. En l’absence de prescription acquise, intégrer ces surfaces à la superficie privative expose le vendeur à une action en réduction de prix ou en nullité sur le fondement des textes Carrez.
B. Rôle de l’assemblée générale et de l’acte de notoriété acquisitive
Lorsque les conditions sont réunies, l’usucapion n’a pas besoin d’un jugement pour exister : elle joue de plein droit, rétroactivement, à la date d’entrée en possession (Cass. 3e civ., 10 juill. 1996, n° 94-21.168). Mais pour sécuriser la situation, surtout en copropriété, il est fortement recommandé de la faire constater et de mettre à jour les documents de base.
L’acte de notoriété acquisitive, dressé par notaire, permet de rassembler les preuves (extraits cadastraux, bornage, déclarations de succession, baux, constats, attestations, règlements, titres…) et de formuler la prétention du possesseur. Cet acte n’est pas créateur de droit, il est seulement déclaratif (Cass. 3e civ., 8 oct. 2015, n° 14-16.963), mais il joue un rôle central dans la régularisation.
En parallèle, il convient de préparer :
– un projet de modificatif du règlement de copropriété et de l’état descriptif de division
– un éventuel projet de nouvelle grille de répartition des charges et des tantièmes.
L’assemblée générale doit alors se prononcer sur la constatation de la prescription acquisitive et sur l’approbation des modificatifs, en mandatant le syndic pour signer les actes et procéder aux formalités de publicité foncière.
La majorité requise est un point sensible. La reconnaissance de l’usucapion n’équivaut pas à une cession de parties communes : l’assemblée ne crée pas un droit nouveau, elle constate un état juridique préexistant. Un jugement du tribunal judiciaire de Paris a ainsi jugé que la majorité de l’article 24 de la loi du 10 juillet 1965 suffit pour constater l’usucapion au profit d’un copropriétaire (TJ Paris, 10 janv. 2025, n° 21/10810).
Une fois la décision devenue définitive, les modificatifs sont publiés au service de la publicité foncière. Si l’assemblée refuse ou si les résolutions sont annulées, le possesseur n’a d’autre choix que de faire trancher la question directement par le juge.
La jonction des possessions : une limite décisive en copropriété
La jonction des possessions, prévue par l’article 2265 du Code civil, permet en principe au possesseur actuel d’ajouter à sa propre possession celle de son auteur pour compléter le délai de prescription. En copropriété, ce mécanisme est souvent invoqué par les acquéreurs de lots qui découvrent qu’une partie commune a été annexée depuis des décennies par leurs prédécesseurs. Mais la Cour de cassation rappelle avec constance que cette jonction n’est pas automatique : elle suppose que le bien usucapé fasse effectivement partie de ce qui a été vendu.
L’arrêt du 15 février 2023 : impossible de joindre la possession sur une partie commune restée en dehors de la vente
Dans un arrêt du 15 février 2023, la Cour de cassation vient précisément verrouiller cette question (Cass. 3e civ., 15 févr. 2023, n° 21-21.446 F-D). Des copropriétaires avaient acquis, en 2010, plusieurs lots réunis par le précédent propriétaire pour former un seul appartement. À cette occasion, un couloir, pourtant partie commune, avait été annexé. Assignés en remise en état par d’autres copropriétaires, les acquéreurs opposaient la prescription acquisitive : selon eux, l’usage privatif du couloir remontait aux années 1970, de sorte que, au jour de leur achat, le délai trentenaire était déjà largement accompli.
La cour d’appel a rejeté cet argument et ordonné la remise en état, au motif que le couloir litigieux n’était pas compris dans la vente en tant que partie privative et que les acquéreurs, à titre personnel, ne justifiaient pas de trente ans de possession utile. La Cour de cassation approuve le raisonnement : ayant constaté que le couloir n’était pas mentionné dans l’acte de vente comme élément des parties privatives cédées, les juges du fond pouvaient en déduire que les acquéreurs ne démontraient pas, en leur nom propre, une possession trentenaire de nature à prescrire.
La règle de principe : on ne joint que la possession portant sur le bien effectivement acquis
Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence constante. L’article 2265 permet certes au possesseur de joindre sa possession à celle de son auteur, mais seulement en qualité d’ayant cause à titre particulier de ce dernier. Or, on n’est ayant cause que pour les biens qui ont effectivement fait l’objet de la transmission. Autrement dit :
si la partie commune annexée n’a jamais été incluse dans le périmètre de la vente, l’acquéreur ne peut pas se prévaloir de la possession de son vendeur sur ce bien.
La Cour de cassation l’a rappelé à plusieurs reprises :
– le possesseur actuel ne peut pas joindre à sa possession celle de son auteur pour prescrire un bien « resté en dehors de la vente » (Cass. 3e civ., 17 avr. 1996, n° 94-15.748 ; Cass. 3e civ., 3 oct. 2000, n° 98-20.646)
– la jonction suppose une continuité juridique entre les possessions sur le même bien, ce qui fait défaut lorsque la chose usucapée n’est pas visée au titre des éléments acquis (Cass. 3e civ., 10 mars 2009, n° 08-11.534).
Dans l’affaire du 15 février 2023, cette grille de lecture conduit à une solution très nette : le couloir, resté juridiquement en dehors de la vente, ne pouvait pas servir de support à la jonction des possessions. Les acquéreurs, entrés dans les lieux en 2010, ne pouvaient donc compter que sur leur propre possession, très insuffisante pour atteindre le délai de trente ans.
Conséquence pratique : vigilance accrue sur les annexions lors de l’acquisition
La décision est d’autant plus intéressante qu’elle intervient dans un contexte où la Cour de cassation admet par ailleurs, depuis longtemps, qu’un copropriétaire puisse usucaper une partie commune, y compris lorsqu’il dispose d’un droit de jouissance privatif sur celle-ci (Cass. 3e civ., 26 mai 1993, n° 91-11.185 ; Cass. 3e civ., 24 oct. 2007, n° 06-19.260). Le mécanisme est donc ouvert, mais son accès est strictement conditionné.
Pour les acquéreurs de lots de copropriété, l’enseignement est clair :
dès lors qu’une partie commune semble annexée – couloir absorbé dans l’appartement, portion de palier cloisonnée, recoin de cave intégré, jardinet clôturé – il ne faut jamais présumer que « tout est réglé » par l’effet du temps au seul motif que la situation est ancienne.
Sauf à remplir eux-mêmes les conditions de l’usucapion (possession personnelle trentenaire ou prescription abrégée avec juste titre et bonne foi), les acquéreurs ne pourront pas s’abriter derrière la possession de leur vendeur si la partie commune annexée n’est pas clairement visée dans l’acte de vente. À défaut, ils restent exposés à une action en remise en état ou en restitution, sans pouvoir opposer utilement la jonction des possessions.
Conclusion : un levier puissant, une analyse fine dossier par dossier
L’usucapion en copropriété est un levier puissant :
– pour sécuriser des annexions anciennes de cours, de jardins, de terrasses ou de combles
– pour transformer en droits réels des jouissances exclusives tolérées pendant des décennies
– pour intégrer, au profit du syndicat, des caves, terrains ou volumes voisins effectivement utilisés comme parties communes
– pour consolider des situations de fait en amont d’une vente et fiabiliser un mesurage Carrez.
Mais c’est aussi un mécanisme redoutablement technique. Les textes du Code civil, la loi de 1965, le règlement de copropriété, l’état descriptif de division et une jurisprudence dense – Cassation et cours d’appel – doivent être lus ensemble. Une simple tolérance, une mention dans un acte, une autorisation ponctuelle, une assemblée générale passée, un usage partiellement contesté peuvent suffire à faire basculer l’analyse.
Si vous êtes confronté à un litige sur une partie commune annexée, un jardin ou une terrasse « privatisés », une cave ou une cour dont le statut est discuté, ou si vous envisagez de faire reconnaître une usucapion (ou de la contester), vous pouvez me contacter pour une analyse détaillée de votre dossier, de vos chances de succès et de la meilleure stratégie – contentieuse et amiable – à adopter.
