Procédure de disclosure anglaise : comment se défendre ?

Vous signez un contrat international “classique” : droit anglais, clause de compétence en faveur des juridictions de Londres, parfois arbitrage à Londres. Sur le moment, tout le monde se concentre sur le prix, les garanties, les responsabilités.

Quelques années plus tard, le litige éclate. Devant le juge anglais, chaque partie doit révéler non seulement les documents qu’elle invoque, mais aussi ceux qui la contredisent, dans le cadre d’une procédure de disclosure organisée par les Civil Procedure Rules (notamment la Part 31 et le Practice Direction 31A) et, devant les Business and Property Courts, par le Practice Direction 57AD qui a pérennisé le “Disclosure Pilot Scheme” depuis le 1er octobre 2022 (justice.gov.uk).

Pour un dirigeant ou un directeur juridique français, le choc est réel : chaînes d’emails internes, comptes rendus improvisés sur WhatsApp, échanges Teams, présentations PowerPoint, projets annotés… peuvent être versés au débat et examinés par la partie adverse.

La question n’est donc pas “qu’est-ce que la disclosure ?”, mais : comment se défendre concrètement lorsque votre entreprise se retrouve prise dans une procédure de disclosure anglaise ?

Comprendre la menace : ce que permet réellement la disclosure

Avant de parler stratégie, il faut mesurer l’étendue de l’obligation.

En droit anglais, la disclosure impose à chaque partie de :

  • déclarer l’existence de documents pertinents qu’elle contrôle, y compris ceux qui sont défavorables à sa position, conformément à la définition de CPR 31.2 (IBA) ;
  • effectuer une reasonable search (recherche raisonnable) pour identifier ces documents, selon les critères détaillés à CPR 31.7 et PD 31A : volume de documents, complexité de l’affaire, coûts et difficulté de récupération, importance probable des documents (justice.gov.uk) ;
  • permettre à la partie adverse d’inspecter les documents divulgués, sauf s’ils sont couverts par le legal professional privilege ou protégés de manière spécifique.

Devant les Business and Property Courts, le Practice Direction 57AD organise désormais la disclosure autour d’Issues for Disclosure (questions définies en amont) et de plusieurs “Models” (A à E) plus ou moins intrusifs, de l’absence de recherche (Model A) à la disclosure étendue avec recherches larges (Models C, D, E) (justice.gov.uk).

Le terme “document” est entendu très largement : emails, fichiers bureautiques, métadonnées, rapports, notes manuscrites, messages instantanés, données stockées dans le cloud, etc. (IBA)

Enfin, l’obligation est continue : la partie doit compléter sa disclosure si elle identifie ultérieurement de nouveaux documents pertinents (osmondandosmond.co.uk).

Pour une entreprise française, habituée à une procédure civile où la communication forcée de pièces reste exceptionnelle et ciblée, cette transparence imposée est un véritable changement de paradigme.

Anticiper dès la négociation : première ligne de défense

La meilleure défense commence bien avant le contentieux, au moment où se négocient le droit applicable et les clauses de juridiction.

Choisir le droit anglais et une clause de compétence en faveur des juridictions de Londres revient à accepter, en pratique, un régime probatoire très intrusif. Ce choix peut être parfaitement assumé – le juge anglais est réputé, les décisions sont prévisibles –, mais il doit l’être en connaissance de cause.

Au stade contractuel, il est utile de :

  • interroger clairement l’appétence de votre groupe pour ce niveau de transparence documentaire ;
  • comparer avec d’autres options : droit français + juridiction française, ou arbitrage avec règles de procédure plus équilibrées en matière de document production ;
  • encadrer contractuellement certains points :
    • modalités de communication de documents sensibles (audits, rapports techniques, informations stratégiques),
    • mécanismes de confidentialité (engagements de non-utilisation hors litige, confidentiality undertakings, etc.),
    • anticipation du recours à des confidentiality clubs en cas de contentieux.

Dès cette phase, il est également judicieux de réfléchir au legal professional privilege anglais, qui protège les communications avocat–client et les documents préparés pour le contentieux, selon deux branches principales (legal advice privilege et litigation privilege) (Société du Droit).

Plus tôt les échanges véritablement juridiques sont identifiés et cloisonnés, plus il sera possible, le moment venu, de les maintenir hors du champ de la disclosure.

Utiliser la procédure elle-même pour limiter le périmètre

Une fois le contentieux ouvert, la disclosure n’est pas un rouleau compresseur incontrôlable. Il existe de véritables leviers procéduraux pour en réduire l’ampleur.

Dans le cadre du Practice Direction 57AD, le juge est amené à définir, avec les parties, les Issues for Disclosure et à choisir, pour chacune, un Model de disclosure adapté (justice.gov.uk). C’est un moment stratégique majeur.

Plus les Issues for Disclosure sont formulées de manière ciblée (par exemple : “les échanges relatifs à la fixation du prix dans le contrat X entre janvier et juin 2021”), moins la recherche est lourde. À l’inverse, une formulation globale du type “la stratégie commerciale de la société entre 2015 et 2025” ouvre la porte à des exigences de recherche tentaculaires.

Vous pouvez, avec vos conseils anglais et votre avocat français :

  • contester les formulations trop générales ou sans lien direct avec les véritables points en litige ;
  • plaider pour des modèles moins intrusifs (Model B ou C plutôt que D ou E) sur certains thèmes ;
  • proposer une approche différenciée : un Model plus large sur une question centrale, plus restreint sur des sujets périphériques.

En parallèle, l’exigence de reasonable search et de proportionnalité, rappelée par CPR 31.7 et PD 31A, fournit un fondement solide pour demander des limites temporelles, techniques ou organisationnelles (justice.gov.uk). Vous pouvez ainsi solliciter :

  • des bornes temporelles claires (par exemple, pas de recherche avant une certaine date) ;
  • l’exclusion de supports techniquement très coûteux à exploiter (anciennes sauvegardes sur bande, archives obsolètes) sauf justification spécifique ;
  • une approche graduée pour les messageries personnelles ou les appareils personnels utilisés à des fins professionnelles (BYOD).

L’enjeu est simple : transformer une demande de disclosure potentiellement illimitée en un exercice maîtrisé, proportionné au litige et soutenable pour votre organisation.

Protéger secrets d’affaires, données personnelles et contraintes françaises

Pour un groupe français, la question n’est pas uniquement quantitative. Elle touche au cœur de la confidentialité et du respect des normes internes et européennes.

Les documents visés par la disclosure recèlent souvent des secrets d’affaires : politiques tarifaires détaillées, marges, algorithmes, plans marketing, accords sensibles avec des partenaires.

La défense passe alors par :

  • la négociation d’ordonnances de confidentialité (confidentiality orders) limitant l’accès à certains documents à un cercle restreint (avocats, experts, quelques dirigeants) ;
  • la mise en place de confidentiality clubs ou de data rooms à accès contrôlé ;
  • le caviardage (redaction) des passages sans lien direct avec le litige, tout en explicitant la logique suivie.

Parallèlement, les emails internes et documents RH contiennent inévitablement des données personnelles. Le RGPD ne disparaît pas parce qu’une juridiction anglaise ordonne une disclosure. Il impose de :

  • documenter les traitements de données liés au litige (base légale, information des personnes, mesures de sécurité) ;
  • envisager, lorsque cela est pertinent, la pseudonymisation ou le masquage de données qui n’apportent rien au débat judiciaire.

S’ajoute enfin la question de la loi de blocage française (loi n° 68-678 du 26 juillet 1968), qui encadre la transmission de certaines informations économiques à des autorités étrangères en dehors des voies de coopération officielles. Les juridictions anglaises ne renoncent pas facilement à la disclosure pour ce motif, mais l’invocation maîtrisée de cette loi permet parfois d’obtenir des aménagements (recours à des canaux officiels, filtrage par un tiers, etc.), à condition de présenter au juge une approche loyale et structurée.

Organiser la défense en interne : gouvernance documentaire et “litigation hold”

Aucune stratégie procédurale ne fonctionnera si, en interne, la gestion des documents est anarchique.

Dès qu’un litige anglais devient raisonnablement prévisible, il est essentiel de déclencher un véritable litigation hold :

  • suspension des mécanismes de suppression automatique d’emails et de journaux de logs ;
  • instruction écrite à l’attention des personnes concernées (les custodians) de conserver leurs documents ;
  • identification des systèmes à préserver (serveurs, SharePoint, outils collaboratifs, ordinateurs portables, téléphones professionnels).

Parallèlement, il faut dresser une cartographie rapide mais précise :

  • des acteurs clés : direction générale, direction commerciale, responsables de projet, direction financière, etc. ;
  • des canaux effectivement utilisés dans le dossier : email, Teams, WhatsApp, SMS, outils métiers ;
  • des espaces de stockage : serveurs internes, cloud, supports externes.

Cette cartographie servira ensuite de base pour discuter, de manière crédible, la portée des recherches avec le juge et la partie adverse, et pour piloter le travail technique des prestataires d’e-discovery.

Enfin, la question du privilège doit être traitée de manière proactive. Le legal professional privilege en Angleterre et au pays de Galles protège certaines communications avocat–client et les documents préparés pour le contentieux, mais son périmètre ne recoupe pas exactement le secret professionnel français, notamment pour les juristes d’entreprise (Société du Droit). Il est donc crucial de :

  • centraliser les échanges avec les avocats dans des canaux clairement identifiés comme juridiques ;
  • éviter de reproduire des analyses juridiques sensibles dans des emails purement opérationnels ;
  • organiser, avec les solicitors, une revue systématique des documents avant disclosure pour extraire ceux qui sont effectivement couverts par le privilege.

Que faire si des documents ont déjà été détruits ou mal gérés ?

Il n’est pas rare de découvrir, au moment où la disclosure se prépare, que :

  • certaines boîtes mails ont été supprimées lors du départ de collaborateurs ;
  • des sauvegardes anciennes ont été écrasées conformément à une politique IT standard ;
  • des documents ont été effacés dans un réflexe de défense mal maîtrisé.

La réaction doit être rapide, méthodique et transparente, dans des limites maîtrisées.

Il convient d’abord de conduire une enquête interne : déterminer ce qui a été détruit, quand, comment, sur la base de quelles règles internes. Il est essentiel de distinguer les destructions antérieures à tout litige envisagé (et donc liées à des politiques générales) de celles intervenues après la naissance du différend, potentiellement suspectes.

Les juridictions anglaises peuvent tirer des adverse inferences de la disparition de documents (déduire qu’ils vous auraient été défavorables) et aller jusqu’à des sanctions procédurales lourdes (Gough Square Chambers). D’où l’importance :

  • de ne pas laisser l’adversaire découvrir seul les anomalies ;
  • de présenter au juge une explication structurée et documentée ;
  • de démontrer les mesures correctives mises en place (nouveau litigation hold, sécurisation des sauvegardes, révision des politiques internes).

Une gestion claire et cohérente de ces difficultés peut éviter que la perte de certaines données ne se transforme en argument central contre votre entreprise.

Dix réflexes à adopter face à une procédure de disclosure anglaise

Pour un dirigeant ou un directeur juridique, la feuille de route pourrait se résumer en dix réflexes :

  1. Identifier très tôt, dès la négociation contractuelle, le risque de contentieux régi par le droit anglais et soumis à la disclosure.
  2. Déclencher immédiatement un litigation hold dès qu’un litige devient prévisible.
  3. Cartographier les personnes et systèmes concernés pour savoir où se trouvent réellement les documents.
  4. Travailler en binôme avocat français / solicitors anglais afin de conserver une vision stratégique globale.
  5. Discuter fermement les Issues for Disclosure et les Models de disclosure proposés, pour éviter les périmètres tentaculaires.
  6. Utiliser la proportionnalité et la notion de reasonable search pour limiter les recherches aux zones réellement pertinentes.
  7. Protéger les secrets d’affaires et données sensibles au moyen d’ordonnances de confidentialité, de confidentiality clubs et de caviardage ciblé.
  8. Structurer et préserver le privilège juridique pour ne pas livrer vos propres analyses de risques.
  9. Documenter tous les choix techniques et organisationnels liés à la disclosure, afin de pouvoir les expliquer au juge.
  10. Former rapidement les dirigeants et équipes clés à ce que signifie, concrètement, une procédure de disclosure, pour éviter les réactions improvisées.

Conclusion : se défendre, c’est reprendre la main sur la preuve

La procédure de disclosure anglaise est au cœur du contentieux civil et commercial devant les juridictions d’Angleterre et du pays de Galles. Elle reflète une philosophie probatoire fondée sur la transparence documentaire, très éloignée de la pratique française (justice.gov.uk).

Pour une entreprise française, “se défendre” ne consiste pas à refuser la disclosure – ce serait illusoire – mais à reprendre la main sur la preuve :

  • en limitant le périmètre de ce qui doit être recherché et divulgué ;
  • en protégeant ce qui fait la valeur de l’entreprise (secrets d’affaires, données sensibles, analyses juridiques) ;
  • en organisant, au sein du groupe, une véritable gouvernance documentaire adaptée au risque de contentieux international.

Si votre groupe est engagé, ou sur le point de s’engager, dans un contrat soumis au droit anglais, ou si vous faites déjà face à une procédure de disclosure, il est opportun de faire auditer votre exposition documentaire et de définir, avec des conseils rompus à ces enjeux, une stratégie de défense pensée à la fois en droit anglais et en droit français.

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