Perte de chance : comment se faire indemniser ?

La perte d’une chance est un préjudice particulier : elle correspond à la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable, causée par la faute d’un tiers. Elle est donc indemnisable, mais selon des modalités spécifiques. Par plusieurs arrêts récents, la Cour de cassation a rappelé le rôle du juge dans l’indemnisation de ce type de dommage.

C’est quoi la perte de chance ?

En cas de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle, la Cour de cassation définit la perte de chance comme la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable (Cass. 1e civ. 8-3-2012 no 11-14.234 F-PBI ; Cass. ass. plén. 27-6-2025 no 22-21.812 et no 22-21.146 BR).

La perte de chance impliquant l’existence d’un aléa, elle se distingue du gain manqué. Ainsi, la réparation d’une perte de chance doit être mesurée à la chance perdue et ne peut pas être égale à l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée (Cass. 1e civ. 9-4-2002 no 00-13.314 F-PB  ; Cass. com. 6-5-2003 no 00-10.502 F-D : ). L’indemnité allouée ne peut donc pas être égale au bénéfice que le demandeur aurait retiré de la réalisation de l’événement escompté (Cass. 1e civ. 9-12-2010 no 09-69.490 F-PBI  ; Cass. 1e civ. 26-9-2012 no 11-19.464 F-D ).

Le principe : une indemnisation proportionnelle à la chance perdue

La perte de chance permet d’indemniser une partie seulement du dommage, à hauteur de la chance perdue, lorsque ce dommage n’est pas juridiquement réparable dans son intégralité. Le préjudice ainsi réparé reste distinct de l’entier dommage, tout en en demeurant dépendant.

Ainsi, les dommages-intérêts accordés à la victime doivent être mesurés à la probabilité de la chance disparue : la réparation ne peut pas être égale à l’avantage complet qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée (ex. Cass. 1re civ., 16-7-1998, no 96-15.380 ; Cass. com., 20-10-2009, no 08-20.274 ; Cass. 2e civ., 13-1-2012, no 11-11.703 ; Cass. soc., 18-5-2011, no 09-42.741 ; Cass. 3e civ., 19-1-2022, no 20-21.422).

Le rôle essentiel du juge

Il résulte de l’article 4 du Code civil que le juge ne peut pas refuser de réparer un dommage dont il a constaté l’existence en son principe. Concrètement :

  • Le juge peut rechercher l’existence d’une perte de chance alors même que la victime demandait la réparation intégrale du préjudice. Dans ce cas, il doit inviter les parties à présenter leurs observations sur cette question.
  • Le juge ne peut pas refuser d’indemniser une perte de chance dont il constate l’existence au seul motif que la victime n’avait sollicité que la réparation intégrale.

En statuant ainsi, le juge ne modifie pas l’objet du litige (CPC art. 4 et 12) mais reste tenu de respecter le principe du contradictoire (CPC art. 16).

L’illustration par les arrêts de l’assemblée plénière

Par deux arrêts du 27 juin 2025, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a posé clairement ces principes, applicables tant en matière de responsabilité extracontractuelle (C. civ., art. 1240, ex-art. 1382, arrêt no 22-21.146 BR) que contractuelle (C. civ., art. 1231-1, ex-art. 1147, arrêt no 22-21.812 BR).

Dans les affaires en cause (une action d’un client contre son avocat et une action de l’acquéreur d’un bien immobilier contre le notaire rédacteur), la Cour a censuré les arrêts d’appel qui, tout en constatant la perte d’une chance, avaient refusé d’indemniser les demandeurs au motif qu’ils avaient sollicité la réparation intégrale du dommage.

  • Cass. ass. plén., 27-6-2025, no 22-21.812 BR, Sté Unipatis Production c/ X
  • Cass. ass. plén., 27-6-2025, no 22-21.146 BR, SCI Les Baobabs c/ Sté Immaction

Confirmation d’une jurisprudence constante

Ces arrêts confirment une ligne déjà adoptée par plusieurs chambres de la Cour de cassation. On peut citer par exemple :

  • Cass. com., 9-11-2022, no 21-11.753 ;
  • Cass. 2e civ., 22-6-2023, no 22-18.393 ;
  • Cass. 1re civ., 25-9-2024, no 23-15.925 ;
  • Cass. 3e civ., 7-11-2024, no 23-12.315.

Certaines décisions antérieures, en revanche, prêtaient à confusion (v. rapport de Mme Bacache sur l’arrêt no 22-21.812) et des divergences existaient dans les juridictions du fond (CA Versailles, 21-11-2024, no 22/05432 ; CA Paris, 20-3-2025, no 22/16430). L’intervention de l’assemblée plénière était donc nécessaire pour trancher.

Un revirement sur la recevabilité devant la Cour de cassation

Jusqu’ici, la jurisprudence considérait qu’une victime ayant demandé la réparation intégrale de son préjudice en excluant la perte de chance ne pouvait plus l’invoquer devant la Cour de cassation (Cass. 1re civ., 3-2-2016, no 14-20.201 ; Cass. com., 25-6-2025, no 12-23.048).

Par l’arrêt no 22-21.812, l’assemblée plénière assouplit cette approche : il n’existe pas de contrariété entre un moyen de cassation fondé sur la perte de chance et des conclusions d’appel n’ayant sollicité que l’intégralité du préjudice. Le pourvoi de la victime est donc recevable.

L’assemblée plénière refuse ainsi de distinguer :

  • la victime qui se borne à demander la réparation intégrale sans évoquer subsidiairement la perte de chance,
  • et celle qui écarte expressément l’existence d’une perte de chance.

Dans les deux cas, le pourvoi reste possible.

En pratique, comment se faire indemniser d’une perte de chance ?

  1. Identifier le préjudice : il doit s’agir de la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable.
  2. Saisir le juge compétent : la perte de chance peut être invoquée en matière contractuelle comme délictuelle.
  3. Présenter un dossier probant : expertises, éléments chiffrés, statistiques, ou toute preuve permettant d’évaluer la probabilité de la chance perdue.
  4. Anticiper la requalification par le juge : même si vous réclamez la réparation intégrale, le juge peut requalifier en perte de chance et doit alors recueillir vos observations.
  5. Demander une indemnisation proportionnelle : le juge ne réparera pas l’intégralité du dommage final, mais seulement la probabilité de son évitement.

Conclusion

La perte de chance est aujourd’hui pleinement reconnue comme un préjudice indemnisable, qu’elle résulte d’une faute contractuelle ou délictuelle. La Cour de cassation, par ses arrêts d’assemblée plénière du 27 juin 2025, a renforcé le rôle actif du juge : il doit indemniser une perte de chance constatée, même si la victime ne l’avait pas expressément demandée.
Pour les justiciables, cela signifie qu’il est essentiel de démontrer la réalité de la chance perdue et de chiffrer son montant potentiel. L’indemnisation n’est pas totale, mais proportionnelle à la probabilité de succès perdue.

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