Le démembrement de droits sociaux constitue l’une des principales sources de difficultés pratiques en droit des sociétés. Dès qu’une part sociale ou une action est scindée entre usufruitier et nu-propriétaire, une série de questions sensibles surgit immédiatement : qui doit être convoqué aux assemblées ? qui a la qualité d’associé ? qui dispose du droit de vote ? Les deux titulaires peuvent-ils se présenter ensemble à l’assemblée générale ? Et surtout : comment réagir s’ils revendiquent l’un et l’autre le droit de voter, ou s’ils expriment des votes contradictoires ?
Ces incertitudes ne sont pas anodines : la moindre erreur de convocation, d’identification de l’associé, ou de répartition du droit de vote, peut entraîner la nullité de l’assemblée. Cette nullité peut elle-même provoquer des nullités en cascade, dès lors que des décisions ultérieures reposent sur une première délibération irrégulière : nominations d’un gérant, augmentations de capital, approbations de comptes, modifications statutaires… L’ensemble de la chaîne décisionnelle peut alors se trouver fragilisé.
Dans la pratique, les gérants et présidents de sociétés sont confrontés à de véritables dilemmes : doivent-ils convoquer le seul nu-propriétaire ou les deux titulaires ? L’usufruitier a-t-il accès aux documents sociaux ? Peut-il intervenir en séance ? Doit-on l’autoriser à voter lorsque la loi lui reconnaît certaines prérogatives limitées ? Le nu-propriétaire peut-il contester l’assemblée s’il estime qu’un droit a indûment été accordé à l’usufruitier ? Et inversement ?
Au cœur de ces interrogations se trouve une question structurante, dont dépend la validité même de l’assemblée : qui est véritablement associé ?
La jurisprudence récente apporte une réponse claire, mais génératrice de tensions :
👉 le nu-propriétaire est seul associé,
👉 tandis que l’usufruitier, sans être associé, bénéficie de prérogatives limitées mais protectrices de son droit de jouissance, pouvant interférer directement avec le fonctionnement de la société.
C’est précisément dans cet entrelacs de compétences et de frontières juridiques que naissent les principaux contentieux : présence simultanée des deux titulaires, revendications concurrentes du droit de vote, contestations postérieures, oppositions de votes… Autant de situations susceptibles de remettre en cause la validité de l’assemblée et, par ricochet, de nombreuses décisions sociales.
En matière de démembrement, une seule erreur d’analyse peut donc suffire à déstabiliser durablement la société.
Qui est associé entre l’usufruitier et le nu-propriétaire ?
Le nu-propriétaire : associé
En cas de démembrement de droits sociaux, la qualité d’associé appartient exclusivement au nu-propriétaire.
La Cour de cassation l’a rappelé de manière catégorique : seul le nu-propriétaire est associé (Cass. com., avis, 1er déc. 2021, n° 20-15.164).
Cette qualité emporte toutes les prérogatives structurantes : droit de participer aux assemblées, droit de vote (sauf exceptions légales), droit à l’information, droit d’agir en justice au nom de la société, etc.
L’usufruitier : pas associé
L’usufruitier, quant à lui, n’a pas la qualité d’associé.
Il est étranger au groupement et ne peut se prévaloir des droits attachés au statut d’associé… sauf pour la protection de son droit de jouissance, ce qui justifie des prérogatives spécifiques.
La Cour de cassation lui reconnaît ainsi la possibilité de provoquer une délibération lorsque la décision sollicitée peut avoir une incidence directe sur son droit de jouissance (Cass. 3e civ., 16 févr. 2022, n° 20-15.164).
Les droits de l’usufruitier
Bien que dépourvu de la qualité d’associé, qui n’appartient qu’au nu-propriétaire (Cass. com. avis 1-12-2021 no 20-15.164 FS-D ; Cass. 3e civ. 16-2-2022 no 20-15.164 FS-B ; Cass. com. 30-11-2022 no 20-18.884 FS-B), l’usufruitier exerce certaines des prérogatives attachées à cette qualité.
Le droit de vote limité
L’usufruitier exerce le droit de vote à la place du nu-propriétaire, mais uniquement dans les hypothèses prévues par la loi :
- Dans les sociétés civiles et dans les sociétés commerciales autres que SA/SCA
→ l’usufruitier vote sur les décisions relatives à l’affectation des bénéfices (C. civ., art. 1844, al. 3). - Dans les SA et SCA
→ l’usufruitier vote dans toutes les assemblées ordinaires (C. com., art. L. 225-110, al. 1 ; renvoi art. L. 226-1, al. 2). - Dans toute société
→ l’usufruitier participe aux décisions collectives (C. civ., art. 1844, al. 1), sans être associé.
En dehors de ces cas, le droit de vote revient au nu-propriétaire.
Le droit de provoquer une délibération susceptible d’avoir une incidence directe sur son droit de jouissance
La Cour de cassation a reconnu à l’usufruitier la faculté de solliciter la tenue d’une délibération lorsque la question posée affecte directement son droit de jouissance (Cass. com., avis, 1er déc. 2021, n° 20-15.164 ; Cass. 3e civ., 16 févr. 2022, n° 20-15.164).
Exemples fréquents :
- demande de révocation d’un gérant,
- demande de nomination de cogérants,
- demande de nomination d’un expert de gestion.
L’idée est simple : une mauvaise gestion peut réduire les bénéfices, donc la jouissance de l’usufruitier.
Le droit d’agir en annulation d’une décision d’AG affectant son droit de jouissance
L’usufruitier peut contester les décisions collectives pouvant affecter son droit de jouissance. Nonobstant toute stipulation statutaire contraire, l’usufruitier de droits sociaux peut agir en nullité de toute décision collective susceptible d’avoir une incidence directe sur son droit de jouissance. (Cass. 3e civ. 11-7-2024 no 23-10.013 FS-B).
L’usufruitier peut contester les décisions collectives susceptibles d’affecter son droit de jouissance.
Nonobstant toute stipulation statutaire contraire, il peut agir en nullité contre toute décision collective ayant une incidence directe sur ce droit (Cass. 3e civ., 11 juill. 2024, n° 23-10.013).
Ce droit n’est pas limité aux seules décisions pour lesquelles la loi lui attribue le droit de vote :
la Cour de cassation retient un critère beaucoup plus large, celui de l’incidence directe sur le droit de jouissance, critère à la fois déterminant et, par nature, source d’interprétation et donc de difficultés.
Par ailleurs, les statuts ne peuvent pas priver l’usufruitier du droit de contester une décision collective.
Une clause générale d’irrecevabilité est dépourvue d’effet dès lors que certaines décisions sont susceptibles d’affecter sa jouissance.
Ainsi, même en présence d’une telle clause, l’usufruitier conserve le droit d’agir : la recevabilité de son action ne peut être écartée pour ce seul motif.
Reste ensuite la question du bien-fondé de la demande et de l’appréciation concrète de l’atteinte portée à la jouissance — l’examen de la recevabilité étant distinct de celui du fond.
Si les statuts peuvent valablement réserver le droit de vote aux associés pour toutes les questions autres que l’affectation des bénéfices (Cass. com., 31 mars 2004, n° 03-16.694), ils ne peuvent pas, en revanche, empêcher l’usufruitier de contester une délibération collective susceptible d’avoir une incidence directe sur son droit de jouissance.
Fondements juridiques
- article 578 du Code civil (« l’usufruit est le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d’en conserver la substance ») ;
- article 31 du Code de procédure civile (intérêt légitime à agir) ;
- article 6 §1 de la CEDH (droit d’accès au juge).
Exemple
L’usufruitier de parts d’une SCI est recevable à demander l’annulation, pour abus de majorité :
- d’une assemblée ayant décidé une augmentation de capital,
- ainsi que de toutes les délibérations et consultations écrites postérieures,
dès lors qu’elles ont été adoptées avec les nouvelles majorités issues de cette augmentation contestée,
et ce même si les statuts prévoyaient que l’usufruitier était irrecevable à contester toute décision autre que l’affectation des résultats
(Cass. 3e civ., 11 juill. 2024, n° 23-10.013).
En principe, ces prérogatives devraient être réservées au nu-propriétaire, seul titulaire de la qualité d’associé.
La Cour de cassation admet toutefois que l’usufruitier peut provoquer une délibération sur toute question susceptible d’avoir une incidence directe sur son droit de jouissance (Cass. com., avis, 1er déc. 2021, n° 20-15.164 ; Cass. 3e civ., 16 févr. 2022, n° 20-15.164).
Ce critère d’« incidence directe sur le droit de jouissance » pourrait également permettre à l’usufruitier d’exercer d’autres prérogatives normalement réservées aux associés, telles que la demande de nomination d’un expert de gestion, la mauvaise gestion pouvant diminuer les bénéfices et donc affecter directement la jouissance de l’usufruit.
Ne pas confondre indivision et démembrement
Attention les règles sont différentes en indivision :
Indivision de droits sociaux (actions et parts sociales)
