Contrat « en présence de » : quelles conséquences juridiques ?

Dans de nombreux contrats – et particulièrement dans les pactes d’associés ou d’actionnaires – on trouve la formule : « signé en présence de… ». Cette mention intrigue souvent.

  • Est-ce que la personne ainsi désignée devient une partie au contrat ?
  • Est-elle seulement un témoin ?
  • Peut-elle être tenue de respecter certaines obligations, ou au contraire bénéficier de droits ?

La réponse n’est pas évidente et dépend à la fois du droit des contrats (principe de l’effet relatif) et du droit des sociétés (rôle de la société dans la vie des pactes conclus par ses actionnaires). La pratique a parfois tendance à croire que la présence de la société au pacte renforce mécaniquement son efficacité. Or la réalité est plus nuancée : la société « présente » n’est pas forcément une Partie, mais elle n’est pas non plus totalement étrangère.

Cet article vous propose de décrypter cette notion, à travers les principes du Code civil, la jurisprudence la plus récente, et des conseils pratiques de rédaction.

Principe de base : l’effet relatif des contrats

Le point de départ est simple : un contrat ne crée d’obligations qu’entre les parties (article 1199 du Code civil). Autrement dit, un tiers ne peut pas être contraint par un contrat auquel il n’a pas consenti.
La mention « en présence de » ne suffit donc pas, en principe, à faire de ce tiers une partie contractante. Elle atteste seulement que la personne :

  • connaît l’existence du contrat,
  • a pris acte de son contenu,
  • pourra difficilement prétendre l’ignorer par la suite.

Mais attention : la présence n’est pas neutre. Elle emporte des conséquences d’opposabilité et peut donner à la société un rôle spécifique, parfois qualifié de « gardienne du pacte ».

La pratique : pourquoi faire signer « en présence de » ?

Dans les pactes d’associés ou d’actionnaires, il est fréquent que la société elle-même signe le contrat « en présence de ». Cela poursuit plusieurs objectifs :

  • Assurer l’opposabilité : la société ne pourra pas dire qu’elle ignorait le pacte, ses clauses ou ses contraintes.
  • Renforcer la sécurité des transferts de titres : la société, en tant que teneur du registre des mouvements d’actions ou de parts, pourra refuser un transfert non conforme au pacte.
  • Jouer un rôle procédural : convocation d’assemblées, centralisation des notifications, vérification du respect de clauses d’agrément, etc.

Toutefois, la jurisprudence rappelle régulièrement que cette mention n’a pas pour effet de rendre la société partie au pacte, sauf volonté expresse et claire en ce sens.

Ce que dit la jurisprudence : la signature « en présence de » ne fait pas la partie

La pratique est courante : les pactes d’actionnaires sont souvent signés « en présence de la société ». Mais est-ce suffisant pour la considérer comme partie ? La réponse des juges est constante : non.

1. La société présente n’est pas partie au pacte

  • CA Lyon, 18 juin 2015 (n° 13/03129) : deux sociétés avaient assisté à la conclusion d’un protocole. La cour a été claire : « ces deux sociétés assistaient donc à la conclusion de la convention, mais il n’en découle pas qu’elles souscrivaient quelque obligation ». La Cour de cassation a confirmé cette solution (Cass. com., 11 mai 2017, n° 15-23.860).
  • CA Paris, 15 décembre 2009 (n° 08/20070) : un pacte d’associés avait été signé en présence de la société Physcience Group. L’un des associés a tenté de faire jouer la clause de non-concurrence contre la société. La cour a jugé que celle-ci n’était pas tenue par cette stipulation, car seuls les actionnaires étaient désignés comme Parties.

En pratique, donc, le simple fait que la société signe « en présence de » n’emporte pas sa soumission aux clauses du pacte, notamment celles qui visent les actionnaires (non-concurrence, exclusivité, clauses de sortie, etc.).

2. L’arrêt Helzear (CA Paris, 8 février 2022) : une société « gardienne » mais pas partie

L’arrêt Helzear est devenu une référence.

  • Les faits : lors d’une opération de capital-développement, les associés « historiques » et des investisseurs ont conclu un pacte d’actionnaires « en présence de la société » Helzear. Le pacte comportait notamment une clause de non-concurrence et prévoyait que la société serait « mandataire commun » des parties pour vérifier la conformité des transferts d’actions.
  • Le litige : après sa révocation, un associé historique a attaqué la société en nullité de la clause de non-concurrence et en réparation. Le tribunal lui a donné raison. Mais la cour d’appel de Paris a jugé son action irrecevable.

Raisonnement des juges :

  • La société n’était pas désignée comme « Partie » au pacte ;
  • Le préambule précisait que les Parties réglaient « leurs relations entre elles » ;
  • La société n’était pas créancière ou débitrice des obligations de non-concurrence ;
  • Sa signature ne valait que pour accepter le mandat spécifique de gestion du pacte (contrôle des mouvements d’actions).

👉 Conclusion : la société n’était pas partie au pacte. Elle était seulement débitrice du mandat confié, ce qui ne suffisait pas à lui imposer toutes les obligations prévues.

3. La position du CREDA : « la signature ne fait pas la partie »

Dans sa Lettre CREDA-sociétés 2022-05, le CREDA a salué cette solution. Trois points essentiels en ressortent :

  1. Signature ≠ Partie : de nombreuses personnes signent un acte (notaires, avocats, représentants) sans être parties. Ce qui compte, c’est le contenu de la manifestation de volonté.
  2. Mandat distinct : quand la société accepte un mandat (gardienne du pacte), elle est partie à ce mandat, pas au pacte lui-même.
  3. Conséquences pratiques : sa signature renforce l’opposabilité du pacte à son égard et facilite, le cas échéant, la preuve de sa mauvaise foi si elle facilite une violation. Mais elle ne la rend pas partie à toutes les obligations du pacte.

Conséquence pratique immédiate : la société « en présence » est un tiers intéressé

Même si elle n’est pas partie, la société n’est pas totalement extérieure.

  • Elle connaît les stipulations du pacte ;
  • Elle doit les respecter en tant que situation juridique existante ;
  • Elle joue parfois un rôle actif de gardienne (contrôle des transferts, mise à jour des registres, convocation des assemblées si prévu).

Mais elle ne peut pas :

  • être poursuivie comme cocontractante pour des clauses qui ne la concernent pas (non-concurrence, exclusivité, etc.) ;
  • se voir imposer des obligations qui dépasseraient son rôle de société (ex. refuser une décision votée par ses associés).

La fausse bonne idée : faire de la société une Partie au pacte

En pratique, certains sont tentés de faire signer le pacte par la société en tant que Partie plutôt qu’« en présence de ». L’idée paraît séduisante : si la société est Partie, elle pourrait être créancière ou débitrice d’obligations précises, ce qui renforcerait l’efficacité du pacte. Mais cette solution présente en réalité plus d’inconvénients que d’avantages.

Les avantages escomptés

Deux raisons poussent à vouloir intégrer la société comme Partie :

  • La rendre créancière : par exemple, la société pourrait invoquer directement une clause de non-concurrence contre un ancien associé. Ce rôle paraît naturel puisque la non-concurrence protège souvent l’intérêt social.
  • La rendre débitrice : en lui imposant un rôle de « gardienne », on attend d’elle qu’elle refuse d’inscrire une cession non conforme au pacte, qu’elle empêche une décision contraire à une convention de vote, ou qu’elle centralise les notifications.

En théorie, cela renforcerait considérablement l’effectivité des pactes. Mais en pratique, c’est plus complexe.

Les inconvénients réels

  1. Rigidité contractuelle :
    • L’article 1193 du Code civil impose que toute modification d’un contrat soit acceptée par toutes les Parties. Si la société devient Partie au pacte, il faudra son accord pour toute modification.
    • Cela rigidifie la gestion, car le dirigeant devra apprécier l’intérêt social et pourra refuser d’approuver des évolutions souhaitées par les associés.
  2. Conventions réglementées :
    • En SARL, tout pacte signé par la société avec ses associés est une convention réglementée (C. com., art. L.223-19).
    • En SA ou en SAS, il en va de même si la convention est conclue avec un actionnaire important (C. com., art. L.225-38 et L.227-10).
    • Résultat : rapport du commissaire aux comptes, approbation par l’assemblée, risque de publicité… On perd en confidentialité.
  3. Confidentialité compromise :
    • Le grand intérêt d’un pacte d’actionnaires, comparé aux statuts, est d’être confidentiel.
    • Si la société devient Partie, il risque d’entrer dans le champ des conventions réglementées et donc de devoir être révélé.
    • Pour une société cotée, la loi impose même une publication sur le site internet (C. com., art. L.22-10-13).

Une efficacité illusoire

Même si la société était Partie au pacte, son rôle de gardienne poserait problème :

  • Elle ne peut pas refuser d’appliquer une décision régulièrement votée en assemblée sous prétexte qu’elle viole un pacte extrastatutaire.
  • Elle ne peut pas non plus annuler une cession litigieuse d’actions ou de parts : seul un juge peut le faire.

👉 En résumé : la société Partie au pacte est une fausse bonne idée. Les avantages attendus sont limités, tandis que les inconvénients (rigidité, formalismes, atteinte à la confidentialité) sont bien réels.

Les idées reçues sur l’opposabilité du pacte à la société

Lorsqu’une société signe « en présence de », certains pensent que le pacte devient plus « opposable » à son égard. C’est une idée reçue.

1. Notifier le pacte à la société ou le signer « en présence de » n’augmente pas son opposabilité

Un contrat est par nature opposable aux tiers dès sa conclusion (article 1200 du Code civil). La société est donc automatiquement tenue de respecter la situation juridique créée par le pacte, même si elle ne l’a pas signé.
La signature « en présence de » ou la notification n’ajoute rien à cette opposabilité. Cela permet simplement de prouver la connaissance qu’a la société du pacte, ce qui peut empêcher qu’elle invoque sa bonne foi.

2. Exécution spontanée : des limites évidentes

Même si la société connaît le pacte, elle ne peut pas toujours en assurer l’exécution.

  • Conventions de vote : la société ne peut pas empêcher un associé de voter à rebours d’un engagement contractuel. La délibération adoptée est valable et s’impose à la société. La seule sanction est l’octroi de dommages et intérêts entre signataires.
  • Cessions de titres :
    • Pour les parts sociales, si un associé cède en violation du pacte, la société ne peut refuser l’inscription du cessionnaire. Elle doit constater la cession tant qu’aucune nullité n’a été prononcée par le juge.
    • Pour les actions nominatives, la situation est similaire : la société doit inscrire la cession au registre. Elle ne dispose pas du pouvoir d’en refuser l’effet, sauf clause statutaire claire (agrément ou inaliénabilité).

👉 En pratique, la meilleure solution reste souvent de loger les clauses sensibles dans les statuts (clause d’agrément, clause d’inaliénabilité) ou de prévoir un renvoi statutaire au pacte qui autorise la société à refuser une inscription en cas de violation.

3. La complicité de la société dans la violation du pacte : un cas exceptionnel

L’article 1200 du Code civil impose aux tiers de respecter la situation juridique créée par un contrat. Mais la responsabilité délictuelle d’un tiers ne peut être engagée que s’il aide sciemment à violer le pacte.

  • La jurisprudence parle d’un tiers « complice » (Cass. com., 13 mars 1979 ; Cass. com., 19 oct. 2022, n° 21-16169).
  • En pratique, la société est rarement complice :
    • elle ne peut pas empêcher un vote contraire à une convention de vote ;
    • elle ne peut pas refuser d’inscrire un transfert valable ;
    • elle doit constater les décisions sociales tant qu’elles sont régulières.

Ainsi, sauf cas particulier où la société faciliterait activement une violation (par exemple en dissimulant volontairement une cession irrégulière), sa responsabilité ne pourra pas être retenue.

Comment sécuriser un pacte signé « en présence de » la société ?

Si la mention « en présence de » ne transforme pas la société en Partie au pacte, elle peut néanmoins être utilisée pour en améliorer l’efficacité, à condition d’être bien rédigée. Voici les bonnes pratiques.

1. Distinguer clairement les Parties, les Tiers et la Société

  • Parties : les associés/actionnaires qui s’engagent entre eux.
  • Tiers : toute personne étrangère au pacte.
  • Société : si elle signe « en présence de », elle doit être identifiée comme telle, avec un rôle précis (prise d’acte, mandat limité).

Modèle de clause (préambule) :
« Le présent pacte est conclu entre [liste des associés] ci-après désignés comme les “Parties”.
Il est signé en présence de la société [nom de la société], ci-après désignée la “Société”, laquelle n’est pas Partie au pacte mais reconnaît avoir pris connaissance de ses stipulations et s’engage uniquement à remplir le rôle défini à l’article [x]. »

2. Confier à la société un mandat distinct et limité

Si vous voulez qu’elle intervienne, précisez que son engagement est un mandat séparé, distinct du pacte.
Exemple : contrôle de la conformité des ordres de mouvement d’actions.

Modèle de clause (mandat distinct) :
« Les Parties donnent mandat à la Société, qui l’accepte, de vérifier la conformité des ordres de mouvement d’actions aux stipulations du présent pacte et de refuser toute inscription au registre des mouvements contraire aux stipulations de ce dernier. Ce mandat est distinct du présent pacte et n’emporte pas adhésion de la Société aux autres obligations stipulées entre les Parties. »

3. Loger les clauses sensibles dans les statuts

  • Clauses d’agrément ou d’inaliénabilité : pour que la société puisse refuser une inscription, ces clauses doivent être dans les statuts.
  • Clauses de renvoi : les statuts peuvent mentionner que les cessions réalisées en violation du pacte ne seront pas inscrites.

Modèle de clause (renvoi statutaire) :
« La Société refusera d’inscrire au registre des mouvements toute cession d’actions réalisée en violation d’un pacte d’actionnaires notifié à la Société et signé en présence de celle-ci. »

4. Recourir à des outils complémentaires

  • Nominatif administré : le teneur de compte-conservateur peut être désigné « administrateur du pacte » et refuser l’inscription de cessions contraires.
  • Fiducie : les titres peuvent être placés en fiducie pour empêcher tout transfert non conforme.

5. Anticiper les conventions réglementées

Si la société est amenée à signer en qualité de Partie (ce qu’il vaut mieux éviter), pensez aux conséquences : rapport, approbation, perte de confidentialité.

Tableau récapitulatif

SituationConséquences
Société simplement « en présence »Pas Partie au pacte ; connaissance du contrat ; opposabilité renforcée ; rôle de gardienne limité
Société Partie au pacteAvantages faibles ; rigidité accrue (art. 1193 C. civ.) ; conventions réglementées ; confidentialité compromise
Clauses de vote dans le pacteLa société ne peut pas les faire respecter ; sanction = dommages et intérêts entre associés
Clauses de transfert de titresEfficaces seulement si statutaires (agrément, inaliénabilité) ou si renvoi statutaire au pacte
Mandat distinct confié à la sociétéElle devient gardienne technique (contrôle des mouvements), mais reste étrangère au reste du pacte

Conclusion

La mention « en présence de » n’est pas une formule anodine. Elle ne rend pas la société Partie au contrat, mais elle lui impose de connaître le pacte et, le cas échéant, de jouer un rôle limité de gardienne. La jurisprudence, notamment l’arrêt Helzear (CA Paris, 8 février 2022) et les analyses du CREDA, rappellent que la signature ne fait pas la partie : seule une volonté claire, traduite dans l’acte, peut transformer un tiers en cocontractant.

En pratique, la bonne approche consiste à :

  • réserver la qualité de Partie aux seuls associés,
  • confier à la société un mandat technique limité si nécessaire,
  • placer dans les statuts les clauses qu’on veut rendre vraiment opposables à la société.

C’est la combinaison de ces outils qui assure l’efficacité d’un pacte d’actionnaires, tout en préservant sa confidentialité et sa souplesse.

Pour toute question sur la rédaction ou la mise en place d’un pacte d’actionnaires, je vous accompagne afin de sécuriser vos engagements et éviter tout risque d’interprétation défavorable.

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