Les articles 138 à 142 du Code de procédure civile permettent à une partie de demander au juge la communication de pièces détenues par une autre partie ou par un tiers. Cette procédure, souvent appelée « production forcée de pièces », obéit à des conditions strictes, cumulatives et appréciées souverainement par le juge. Elle s’inscrit dans le cadre des pouvoirs d’instruction prévus aux articles 10 et 11 du Code de procédure civile, selon lesquels chacun est tenu d’apporter son concours à la justice en vue de la manifestation de la vérité.
Les textes applicables (articles 138 à 142 du Code de procédure civile)
Article 138
« Si, dans le cours d’une instance, une partie entend faire état d’un acte authentique ou sous seing privé auquel elle n’a pas été partie ou d’une pièce détenue par un tiers, elle peut demander au juge saisi de l’affaire d’ordonner la délivrance d’une expédition ou la production de l’acte ou de la pièce. »
Article 139
« La demande est faite sans forme. Le juge, s’il estime cette demande fondée, ordonne la délivrance ou la production de l’acte ou de la pièce, en original, en copie ou en extrait selon le cas, dans les conditions et sous les garanties qu’il fixe, au besoin à peine d’astreinte. »
Article 140
« La décision du juge est exécutoire à titre provisoire, sur minute s’il y a lieu. »
Article 141
« En cas de difficulté, ou s’il est invoqué quelque empêchement légitime, le juge qui a ordonné la délivrance ou la production peut, sur la demande sans forme qui lui en serait faite, rétracter ou modifier sa décision. Le tiers peut interjeter appel de la nouvelle décision dans les quinze jours de son prononcé. »
Article 142
« Les demandes de production des éléments de preuve détenus par les parties sont faites, et leur production a lieu, conformément aux dispositions des articles 138 et 139. »
Les 6 conditions cumulatives de la communication forcée de pièces
Les articles 138 à 142 du Code de procédure civile ne posent pas expressément de conditions, mais la jurisprudence a dégagé six exigences cumulatives.
Elles doivent toutes être remplies : si l’une d’elles fait défaut, le juge doit refuser la mesure.
1. Le motif légitime
Les pièces doivent constituer des éléments de preuve nécessaires et utiles à la résolution du litige.
Il appartient au demandeur de démontrer la pertinence de la pièce pour la solution du litige et l’utilité de sa production (Cass. 2e civ., 15 mars 1979).
2. L’identification précise de la pièce demandée
Si la demande peut porter sur toutes sortes de documents, la pièce dont la production est sollicitée doit être précisément identifiée et déterminée.
Le juge ne peut être saisi d’une demande d’examen général de l’ensemble des pièces détenues par l’adversaire (Cass. 2e civ., 15 mars 1979 ; Cass. 2e civ., 12 mars 1979).
3. La détention effective de la pièce par celui à qui la production est demandée
Il résulte des articles 10, 11 et 145 du Code de procédure civile qu’il ne peut être enjoint à une partie, sur requête ou en référé, de produire un élément de preuve qu’elle ne détient pas.
Ainsi, une cour d’appel ne peut ordonner la production sous astreinte d’une pièce sans vérifier son existence et sa détention effective (Cass. com., 8 nov. 2023, n° 22-13.149).
4. L’impossibilité pour le demandeur d’obtenir la pièce par un autre moyen
La production forcée d’une pièce constitue une mesure d’instruction au sens de l’article 146, alinéa 1er, du Code de procédure civile :
« Une mesure d’instruction ne peut être ordonnée sur un fait que si la partie qui l’allègue ne dispose pas d’éléments suffisants pour le prouver. »
Dès lors, une partie ne saurait pallier sa carence probatoire en demandant à son adversaire de produire, sur le fondement des articles 133 et 138 du Code de procédure civile, les pièces nécessaires à l’établissement de sa demande (Cass. 1re civ., 11 janv. 2005, n° 02-21.353 ; CA Rouen, 8 févr. 1995 ; CA Paris, 22 nov. 1996, n° 95/6723).
5. L’absence d’empêchement légitime à la communication
Aucune cause légale ne doit faire obstacle à la communication de la pièce.
Certaines catégories de documents sont protégées par le secret professionnel ou un secret légal, tels que le secret bancaire (Cass. com., 25 janv. 2005, n° 03-14.693), le secret médical ou le secret des affaires.
6. La proportionnalité de la mesure
La production forcée ne doit pas porter une atteinte disproportionnée aux droits d’une partie.
Le juge doit vérifier que l’atteinte commise par la mesure est proportionnée au but poursuivi (Cass. 2e civ., 25 mars 2021, n° 20-14.309 ; Cass. 2e civ., 25 mars 2021, n° 19-20.156).
Si ce principe a été d’abord appliqué aux mesures d’instruction avant tout procès (article 145 CPC), il s’étend aujourd’hui aux demandes formées au cours de l’instance.
Le rôle du juge et les suites du refus de production
Le juge dispose d’un pouvoir d’appréciation souverain pour déterminer si les conditions sont réunies.
Il peut ordonner la production directe de la pièce, éventuellement sous astreinte, ou rejeter la demande s’il estime la mesure disproportionnée ou inutile.
En cas de refus de communication, il peut tirer toute conséquence de droit de cette abstention, conformément à l’article 142 du Code de procédure civile — par exemple en présumant que la pièce non produite serait défavorable à celui qui la détient.
Une mesure efficace mais encadrée
La communication forcée de pièces constitue un instrument essentiel pour garantir la loyauté des débats et la manifestation de la vérité.
Mais elle ne saurait devenir un moyen d’investigation général.
Le juge veille à ce que cette mesure reste exceptionnelle, strictement justifiée par la nécessité de la preuve, et respectueuse des droits de la défense comme des secrets protégés par la loi.
Conclusion
La production forcée de pièces, prévue par les articles 138 à 142 du Code de procédure civile, est un mécanisme probatoire puissant mais strictement encadré.
Le demandeur doit établir cumulativement :
- un motif légitime,
- l’identification précise de la pièce,
- sa détention effective par la partie adverse,
- l’impossibilité de se la procurer autrement,
- l’absence d’empêchement légitime,
- et la proportionnalité de la mesure.
Si l’une de ces conditions fait défaut, le juge doit refuser la mesure.
Utilisée à bon escient, cette procédure demeure un outil efficace au service de la preuve et de la vérité judiciaire.
