La question « la corrida est-elle légale en France ? » paraît simple. Juridiquement, elle ne l’est pas du tout.
En droit français, la règle de base est claire : les sévices graves et actes de cruauté envers les animaux sont pénalement réprimés. Une corrida classique – avec mise à mort du taureau – rentre parfaitement dans cette définition. Pourtant, chacun voit que des corridas continuent d’être organisées dans certaines villes du sud de la France.
Cette apparente contradiction tient à une dérogation très particulière : l’exception dite de la « tradition locale ininterrompue », prévue par le code pénal, qui neutralise, dans certains territoires seulement, la responsabilité pénale des organisateurs.
En résumé :
- en principe, la corrida est un délit de sévices graves ou d’actes de cruauté sur animal ;
- par exception, elle est dépénalisée là où une tradition locale ininterrompue de courses de taureaux peut être démontrée.
Tout l’enjeu juridique est aujourd’hui de savoir jusqu’où va – et jusqu’où s’arrête – cette exception.
Le cadre pénal général : les sévices graves envers les animaux
L’article 521-1 du code pénal punit le fait d’exercer des sévices graves ou de commettre un acte de cruauté envers un animal domestique, apprivoisé ou tenu en captivité. Les peines vont jusqu’à 3 ans d’emprisonnement et 45 000 € d’amende, portées à 5 ans et 75 000 € en cas de circonstance aggravante, notamment lorsque les faits ont entraîné la mort de l’animal.
Depuis la loi du 30 novembre 2021, l’article 522-1 du code pénal réprime en outre le fait, sans nécessité, de donner volontairement la mort à un animal domestique, apprivoisé ou tenu en captivité, en dehors des cadres légalement admis.
Si l’on s’en tenait à ces seuls textes, il ne ferait guère de doute qu’une corrida constitue :
- des sévices graves et des actes de cruauté,
- combinés à une atteinte volontaire à la vie de l’animal.
Autrement dit : sans exception taurine, la corrida serait purement et simplement illégale sur tout le territoire français.
L’exception tauromachique : la tradition locale ininterrompue
Historiquement, la loi Grammont de 1850 réprimait déjà les mauvais traitements envers les animaux, et s’appliquait donc aux courses de taureaux. Les tensions ont été très vives dans les régions taurines. Pour en sortir, le législateur adopte la loi du 24 avril 1951, qui rend les dispositions protectrices des animaux inapplicables aux courses de taureaux lorsqu’une tradition ininterrompue peut être invoquée.
Cette exception est reprise aujourd’hui aux articles 521-1 et 522-1 du code pénal : les peines ne s’appliquent pas « aux courses de taureaux lorsqu’une tradition locale ininterrompue peut être invoquée » dans les parties du territoire concernées.
Deux idées en ressort immédiatement :
- il ne s’agit pas d’une immunité générale, mais strictement localisée ;
- ce n’est pas une autorisation positive de faire souffrir les animaux : c’est une non-application des peines dans certaines zones, en raison d’une tradition que le législateur a décidé de reconnaître.
Comment les juges apprécient la tradition locale ininterrompue ?
La jurisprudence, tant pénale qu’administrative, a précisé au fil des années ce qu’exige cette fameuse tradition locale ininterrompue.
Une tradition à la fois locale et continue
Deux conditions sont classiquement dégagées :
- une condition de localisation : la tradition doit être ancrée dans un ensemble démographique déterminé (une ville, un bassin de vie, une aire urbaine) où les spectacles taurins constituent une pratique socialement installée ;
- une condition de continuité : la tradition doit être ininterrompue, ce qui suppose une pratique régulière des corridas ou novilladas sur une longue période.
Les juges examinent alors :
- l’existence d’arènes,
- la fréquence des corridas,
- les archives municipales,
- l’existence de clubs taurins, écoles taurines, ferias,
- le ressenti local (l’« afición »).
La solution actuelle est purement casuistique : chaque contentieux sur l’organisation d’une corrida donne lieu à une appréciation très factuelle de l’histoire taurine locale.
Corrida, course camarguaise, novillada : attention aux confusions
La tradition taurine au sens large ne se confond pas avec la tradition tauromachique sanglante qui seule intéresse le code pénal.
Les juges distinguent notamment :
- les courses camarguaises ou landaises, où le taureau ressort vivant de l’arène (pas de mise à mort) ;
- les spectacles plus « ludiques » (lâchers de taureaux, toro-piscines, etc.) ;
- la corrida “espagnole” et la novillada piquée, qui supposent la mise à mort du taureau.
Là où seules existent des manifestations taurines sans effusion de sang, il est difficile de faire revivre une tradition de corridas disparue depuis longtemps : la tradition camarguaise ne suffit pas à fonder une immunité pénale pour les corridas avec mise à mort.
C’est précisément ce qu’illustre le contentieux récent de Pérols, sur lequel on revient plus loin.
Le regard du Conseil constitutionnel
L’exception taurine a été contestée par une question prioritaire de constitutionnalité portée par des associations anti-corrida.
Dans sa décision du 21 septembre 2012 (n° 2012-271 QPC), le Conseil constitutionnel a jugé que
- les courses de taureaux avec mise à mort constituent bien, en elles-mêmes, des sévices graves et actes de cruauté au sens de l’article 521-1 du code pénal ;
- mais le législateur a pu, sans méconnaître la Constitution, circonscrire l’immunité pénale aux seules parties du territoire où une tradition locale ininterrompue existe ;
- la notion de tradition locale ininterrompue n’est pas jugée trop vague : il appartient aux juges de l’interpréter, sans arbitraire excessif.
Conclusion : du point de vue constitutionnel, l’exception tauromachique est validée, mais elle doit rester strictement cantonnée à son périmètre local.
Où la corrida est-elle (encore) tolérée en pratique ?
Il n’existe pas de liste légale officielle des villes à tradition taurine. On retrouve toutefois la corrida essentiellement dans un arc sud allant des Bouches-du-Rhône aux Pyrénées-Atlantiques (Nîmes, Arles, Béziers, Dax, Mont-de-Marsan, Bayonne, etc.), reflet d’une culture taurine ancienne.
Mais ce référencement n’a aucune valeur normative :
- ce n’est pas l’adhésion à un organisme taurin qui crée la tradition ;
- seule compte l’appréciation du juge, dossier par dossier, à partir des éléments factuels apportés par les parties.
La conséquence pratique est simple : on peut très bien organiser une corrida dans une ville “de tradition” et être pourtant sanctionné si l’on ne parvient plus à démontrer la continuité de cette tradition, ou si l’on tente d’« importer » la corrida dans une commune qui n’y a jamais véritablement adhéré.
Les risques pénaux hors des zones de tradition taurine
En dehors des territoires où une tradition locale ininterrompue est reconnue, l’organisation d’une corrida redevient un délit de droit commun.
Les organisateurs s’exposent :
- au chef de sévices graves ou actes de cruauté (art. 521-1),
- éventuellement à l’atteinte volontaire à la vie de l’animal (art. 522-1),
- avec des peines pouvant atteindre 5 ans d’emprisonnement et 75 000 € d’amende,
- à des peines complémentaires : interdiction de détenir des animaux, interdiction d’exercer certaines activités, confiscation, stage de sensibilisation à la maltraitance animale, etc.
Parallèlement, la délibération municipale autorisant un spectacle taurin peut être attaquée devant le juge administratif (excès de pouvoir), souvent en urgence par la voie du référé, pour suspendre l’événement avant qu’il n’ait lieu. C’est exactement ce qui s’est passé à Pérols, où le tribunal administratif de Montpellier a annulé la délibération municipale autorisant une novillada, faute de tradition locale ininterrompue.
Les débats actuels sur l’interdiction de la corrida
Politiquement, la corrida est régulièrement remise sur la table :
- des propositions de loi visent périodiquement à abroger purement et simplement l’exception taurine de l’article 521-1 ;
- d’autres cherchent des angles plus ciblés (par exemple, interdire corridas et combats de coqs en présence de mineurs). (
Aucune de ces initiatives n’a, à ce stade, abouti à une interdiction nationale. Mais la pression sociale est forte : les sondages montrent qu’une large majorité de Français se dit favorable à l’abolition de la corrida.
En parallèle, le contentieux administratif et pénal tend, lui aussi, à resserrer progressivement l’interprétation de la tradition locale ininterrompue, en refusant :
- la reconstitution artificielle de traditions disparues depuis longtemps,
- la confusion entre corrida sanglante et simples manifestations taurines sans violence.
Corrida et mineurs : un angle d’attaque spécifique
Un autre terrain de débat porte sur la présence de mineurs aux corridas.
Des associations invoquent notamment :
- la protection de l’enfant,
- l’intérêt supérieur du mineur,
- et certains textes internationaux, pour soutenir que la violence du spectacle est incompatible avec la protection due aux mineurs.
Des propositions de loi ont ainsi cherché à interdire l’accès des moins de 16 ans aux corridas et combats de coqs, sans supprimer immédiatement l’exception taurine pour les adultes.
À ce jour, aucune interdiction nationale spécifique n’a été adoptée : ce sont essentiellement les règlements locaux et la pratique des organisateurs qui encadrent (plus ou moins strictement) l’accès des mineurs.
Les apports de la jurisprudence de 2025 : la « puissance » de l’exception tauromachique
La note de Xavier Baki Mignot, publiée à propos de deux arrêts de la cour administrative d’appel de Toulouse du 2 octobre 2025 (Bouillargues et Pérols), permet de mesurer à quel point l’exception taurine est, à la fois, limitée et redoutablement efficace lorsqu’elle joue.
Ces décisions apportent deux clarifications majeures :
Une tradition limitée aux spectacles sanglants
D’abord, la cour confirme que, pour bénéficier de l’immunité pénale, la tradition locale doit porter sur des corridas ou novilladas avec mise à mort, et pas seulement sur des manifestations taurines « bon enfant » (courses camarguaises, toro-piscines, lâchers de taureaux, trophées taurins, etc.).
Autrement dit :
- les spectacles taurins sans violence ne suffisent pas à reconstituer une tradition tauromachique au sens des articles 521-1 et 522-1 ;
- une commune où l’on n’organise plus que des courses camarguaises ne peut pas, du seul fait de ces manifestations, relancer juridiquement une tradition éteinte de corridas.
Cette limitation matérielle est capitale : seule la tauromachie sanglante fonde l’exception tauromachique.
Une exception de nature coutumière, consacrée par la loi
Ensuite, la note insiste – avec raison – sur la nature coutumière de l’exception tauromachique.
Historiquement, la loi de 1951 n’a pas « créé » la corrida : elle est intervenue après des décennies de bras de fer entre les juridictions nationales et les régions taurines, pour reconnaître et encadrer une pratique qui préexistait largement. La loi est donc venue entériner une coutume sociale forte, en rendant la loi pénale inapplicable là où cette coutume existait.
Ce point explique la solidité juridique de l’exception :
- la coutume taurine est reconnue par la loi, mais ne se réduit pas à elle ;
- une fois consacrée, elle résiste assez bien aux offensives menées sur le terrain international (conventionnalité), car la hiérarchie des normes est pensée pour les lois, non pour les coutumes locales, même lorsqu’elles interfèrent avec l’application de la loi pénale. (Lexbase éditeur juridique)
On comprend alors la formule de « puissance » de l’exception tauromachique : ce n’est pas la loi qui sauve la coutume, c’est la coutume qui, une fois reconnue, neutralise la loi pénale.
Une tradition qui rayonne au-delà de la commune
Autre apport déterminant des arrêts de 2025 : la confirmation de l’amplitude supracommunale de la tradition tauromachique.
La cour reprend la jurisprudence ancienne de la Cour de cassation et de la CAA Marseille : l’existence d’une tradition locale ininterrompue de courses de taureaux doit être appréciée au niveau d’un ensemble démographique, qui ne se limite pas aux frontières administratives de la seule commune, tout en restant d’ampleur locale.
Concrètement :
- Bouillargues bénéficie du rayonnement de la tradition nîmoise et de l’aire taurine environnante ;
- l’immunité pénale ne protège pas seulement la commune organisatrice, mais peut s’étendre à l’ensemble du bassin de vie concerné (Nîmes métropole, aire montpelliéraine, etc.).
C’est ce qui explique que la novillada de Bouillargues soit finalement validée : même si ses propres antécédents taurins étaient discutés, la commune est insérée dans une aire où la tauromachie est, de longue date, fortement implantée.
La « résurrection » de la tradition montpelliéraine
À l’inverse, Pérols a d’abord vu son projet de novillada censuré, faute de tradition locale vivante à la date de la délibération. Le tribunal administratif de Montpellier a relevé que les corridas avaient disparu de la région montpelliéraine depuis plusieurs années, hormis quelques initiatives ponctuelles, et que les manifestations taurines subsistantes étaient essentiellement non sanglantes.
Mais la dynamique peut changer rapidement : la note relève que, parallèlement à ce contentieux, la commune voisine de Mauguio a relancé ses propres novilladas, renouant avec une tradition interrompue principalement en raison de la crise sanitaire. En pratique, cela signifie qu’à mesure que la tauromachie se redéploie dans l’aire montpelliéraine, l’exception tauromachique est en train de se “reconstituer” pour l’ensemble du bassin.
Demain, une corrida organisée à Montpellier, Palavas ou Pérols pourra invoquer, pour sa défense, non seulement ses propres antécédents, mais aussi la tradition régénérée dans les communes voisines.
On voit ici toute l’ambivalence de l’exception :
- vue depuis les associations, chaque victoire contentieuse locale peut, paradoxalement, nourrir la mobilisation et encourager les villes voisines à revendiquer leur propre tradition ;
- vue depuis les défenseurs de la corrida, chaque reprise réussie (comme à Mauguio) renforce juridiquement la possibilité d’organiser des spectacles taurins dans tout l’« ensemble démographique » concerné.
À retenir : la corrida est-elle légale en France ?
Pour résumer :
- La corrida est, en droit, un acte de cruauté et une atteinte volontaire à la vie d’un animal domestique, au sens des articles 521-1 et 522-1 du code pénal.
- Elle n’est tolérée que parce que le législateur a reconnu une exception limitée : la tradition locale ininterrompue de courses de taureaux.
- Cette tradition doit être :
- locale (bassin de vie, aire urbaine),
- continue,
- et porter sur des spectacles sanglants (corridas, novilladas avec mise à mort), à l’exclusion des seules courses camarguaises ou manifestations taurines sans violence.
- La jurisprudence récente de 2025 (Bouillargues, Pérols, Mauguio) insiste à la fois :
- sur la restriction matérielle de l’exception (seule la tauromachie sanglante sauve la tauromachie),
- et sur son rayonnement territorial (l’immunité profite à tout l’ensemble démographique, pas à la seule commune).
- Politiquement, la corrida reste sous forte pression, mais aucune interdiction nationale n’a encore été votée.
La réponse, en bon juriste, est donc nuancée :
La corrida n’est pas « légale » partout en France. Elle demeure, en principe, un délit pénal, simplement dépénalisé dans les territoires où une tradition locale ininterrompue de corridas ou novilladas est reconnue.
