Lorsqu’un fait illicite ancien — qu’il s’agisse d’une agression sexuelle, d’un accident, d’une erreur médicale ou d’un manquement professionnel — a causé un dommage corporel mais que l’action pénale est prescrite, la victime n’est pas nécessairement privée de tout recours.
Car la prescription pénale n’éteint que le droit de punir, non celui de réparer.
À côté de la voie pénale, il subsiste une voie civile autonome, fondée sur la responsabilité délictuelle.
Cette voie permet d’obtenir réparation du préjudice subi, dès lors que l’action civile elle-même n’est pas prescrite.
La difficulté réside alors dans la détermination du point de départ du délai civil de prescription — et c’est sur ce terrain que la jurisprudence a ouvert une brèche majeure, en ancrant la prescription non plus sur la date des faits, mais sur celle de la consolidation du dommage corporel.
Deux actions distinctes : l’action publique et l’action civile
Le droit français distingue clairement entre l’action publique, qui vise à sanctionner l’auteur d’une infraction, et l’action civile, qui tend à la réparation d’un préjudice personnel.
Cette dualité a été affirmée dès le XIXe siècle par René Garraud :
« L’infraction donne naissance, et au droit de la société de punir le délinquant, et au droit de la personne lésée d’obtenir réparation du dommage. »
Le principe demeure aujourd’hui à l’article 4 du Code de procédure pénale :
« L’extinction de l’action publique n’empêche pas l’exercice de l’action civile devant la juridiction compétente. »
Ainsi, même lorsque la prescription pénale rend impossible toute poursuite, la victime peut encore agir en réparation devant le tribunal judiciaire, sur le fondement de l’article 1240 du Code civil.
L’objet diffère : le juge civil ne prononce pas de peine, mais statue sur la faute, le dommage et le lien de causalité, pour accorder, le cas échéant, des dommages et intérêts.
L’évolution du régime de prescription civile des dommages corporels
1. Du délai trentenaire à la prescription décennale
Longtemps, la prescription civile de droit commun était de 30 ans (ancien art. 2262 du Code civil).
La loi du 5 juillet 1985 a instauré un délai de 10 ans pour les actions en responsabilité extracontractuelle (ancien art. 2270-1, al. 1er).
La loi du 17 juin 1998 a porté ce délai à 20 ans pour les tortures, actes de barbarie, violences ou agressions sexuelles commises sur mineur.
Enfin, la réforme de 2008 (loi n° 2008-561) a codifié le régime aujourd’hui en vigueur à l’article 2226 du Code civil.
2. Le texte actuel : un délai et un point de départ spécifiques
L’article 2226 dispose :
« L’action en responsabilité née à raison d’un événement ayant entraîné un dommage corporel se prescrit par dix ans à compter de la date de la consolidation du dommage initial ou aggravé.
En cas de préjudice causé par des tortures ou des actes de barbarie, ou par des violences ou des agressions sexuelles commises contre un mineur, ce délai est porté à vingt ans. »
Ce texte instaure deux particularités :
- un délai spécifique (10 ou 20 ans, distinct du délai de 5 ans de droit commun) ;
- un point de départ autonome, la consolidation, notion médicale étrangère au droit pénal.
Ce régime spécial s’applique à tout dommage corporel — qu’il soit d’origine accidentelle, médicale, environnementale ou criminelle — et a permis d’ouvrir la voie civile à des victimes dont l’action publique était prescrite.
La consolidation : clé de voûte temporelle du dommage corporel
1. Définition et portée
La consolidation désigne, selon la Cour de cassation, « la date à partir de laquelle l’état de la victime n’est plus susceptible d’être amélioré de façon appréciable et rapide » (Crim. 21 mars 1991, n° 90-81.380).
Le professeur Lambert-Faivre la définit comme le moment où « les lésions se fixent et prennent un caractère permanent », rendant possible l’évaluation d’une incapacité définitive.
La nomenclature Dintilhac et la doctrine médico-légale ont intégré cette approche.
En matière psychique, la consolidation demeure possible : un trouble anxieux, un état de stress post-traumatique ou une dépression réactionnelle peuvent évoluer, se stabiliser, puis être objectivés par expertise.
2. Une notion objective
Comme le rappelle Patrice Jourdain (Responsabilité civile et assurances, janv. 2024), la consolidation constitue désormais le pivot temporel du droit du dommage corporel.
Elle ne dépend ni de la perception subjective de la victime, ni de sa « prise de conscience » du traumatisme ; elle relève d’une appréciation médico-légale objective.
Tant que la consolidation n’est pas intervenue, le délai de prescription ne court pas, ce qui explique que des faits anciens puissent encore donner lieu à réparation.
3. Le dommage psychique : un dommage corporel à part entière
Depuis un arrêt du 21 octobre 2014 (Crim., n° 13-87.669), la Cour de cassation admet que le dommage psychologique, même sans atteinte physique, constitue un dommage corporel.
Cette qualification permet d’appliquer le régime de l’article 2226 C. civ., et non celui du simple préjudice moral soumis à la prescription quinquennale de droit commun (art. 2224).
Le texte vise donc toutes les atteintes à l’intégrité physique ou psychique : un accident, une faute médicale, une agression ou tout fait générateur produisant un trouble corporel ou psychique durable.
L’arrêt de la Cour de cassation du 7 juillet 2022 : rappel à l’ordre sur le point de départ
1. Les faits et la procédure
L’affaire concernait un homme victime de viols et d’agressions sexuelles subis entre 1972 et 1975 lorsqu’il était mineur.
Il avait entrepris une psychothérapie en 1989, déposé plainte en 2001, puis assigné l’auteur et une association en 2016.
La cour d’appel de Paris (19 déc. 2019) avait déclaré son action prescrite, estimant que le délai avait commencé à courir au début de la psychothérapie.
2. La décision de la Cour de cassation
Par son arrêt du 7 juillet 2022 (Civ. 2e, n° 20-19.147, FS-B, Recueil Dalloz 2022, p. 1358), la Haute juridiction casse l’arrêt d’appel :
« Le fait pour la victime d’entreprendre une psychothérapie ne saurait constituer le point de départ de la prescription de l’action en réparation d’un préjudice corporel, dès lors que les juges du fond n’ont pas recherché si le dommage avait été consolidé. »
Cette décision, analysée par Claire-Anne Michel (Lexbase, 13 juillet 2022) et Anaïs Hacène-Kebir (Dalloz actualité, 2022), précise deux points :
- le préjudice psychologique consécutif à une agression est un préjudice corporel ;
- le point de départ du délai de prescription est la consolidation, non la prise de conscience ou le début d’un suivi thérapeutique.
La Cour reproche en outre aux juges du fond de n’avoir pas appliqué la durée de vingt ans prévue par la loi du 17 juin 1998 pour les mineurs victimes de violences sexuelles.
3. Une confirmation de la jurisprudence antérieure
L’arrêt s’inscrit dans une lignée déjà ancienne (Civ. 2e, 4 mai 2000, n° 97-21.731 ; 11 juil. 2002, n° 01-02.182), reprise par la réforme de 2008.
La Haute juridiction consacre une lecture unifiée : la prescription de l’action civile en réparation d’un dommage corporel, qu’il soit physique ou psychique, ne court qu’à compter de la consolidation.
Portée doctrinale et conséquences pratiques
1. Une consécration de la logique médico-légale du droit de la réparation
La décision du 7 juillet 2022 confirme le tournant amorcé par la jurisprudence depuis vingt ans : le temps du droit civil s’aligne sur le temps du corps, non sur celui de l’infraction.
Comme l’explique Patrice Jourdain (RCA, janv. 2024), la prescription du dommage corporel repose désormais sur « une temporalité médicale et non procédurale ».
Ce changement de paradigme répond à un constat simple : la souffrance — notamment psychique — ne se révèle pas nécessairement au moment du fait générateur, et peut se manifester, s’aggraver ou se stabiliser longtemps après.
Ce principe dépasse le champ des agressions sexuelles. Il s’applique à l’ensemble des atteintes corporelles :
- blessures issues d’un accident de la circulation,
- séquelles d’une faute médicale,
- exposition à un produit nocif (amiante, pesticides, etc.),
- ou encore syndromes psychotraumatiques postérieurs à un événement violent.
Dans tous ces cas, le délai civil ne commence à courir qu’au moment où la victime est médicalement consolidée, ce qui peut repousser très loin la prescription.
2. La portée pratique : rouvrir la voie civile malgré la prescription pénale
Sur le plan procédural, la solution ouvre la possibilité d’agir civilement lorsque le pénal est prescrit, notamment dans les situations où :
- le parquet a classé sans suite pour prescription,
- la plainte a été rejetée,
- ou l’auteur est décédé, sans que l’action publique ait pu aboutir.
L’action civile devient alors le moyen d’obtenir reconnaissance et réparation — sans recherche de culpabilité pénale, mais sur le fondement de la faute civile.
Le juge civil statue alors sur la réalité du préjudice, l’imputabilité des faits, et la quantification des dommages et intérêts.
Dans cette perspective, la fixation d’une date de consolidation par expertise est déterminante :
- elle conditionne la recevabilité de l’action ;
- elle fixe le point de départ du délai décennal ou vicennal ;
- elle permet d’évaluer l’ensemble des postes de préjudices (souffrances endurées, préjudice fonctionnel, sexuel, d’agrément, économique, etc.).
C’est précisément la démarche adoptée par la Cour d’appel de Paris (pôle 4, ch. 10, 25 janv. 2024, n° 22/16908), statuant sur renvoi de cassation, qui a ordonné une expertise avant dire droit pour déterminer objectivement la date de consolidation du dommage psychique.
3. Les apports de la doctrine : vers une quasi-imprescriptibilité du dommage corporel ?
L’analyse d’Anaïs Hacène-Kebir (Dalloz actualité, 2022) met en lumière la portée de la solution :
- le préjudice psychologique constitue un dommage corporel, entraînant application du régime protecteur de l’article 2226 du Code civil ;
- la consolidation est une notion médico-légale, indépendante de la conscience subjective de la victime ;
- la durée du délai est allongée à vingt ans lorsque la victime était mineure au moment des faits.
De son côté, Patrice Jourdain observe que la référence à la consolidation « tend à rendre la prescription pratiquement inopérante tant que le dommage évolue », créant ainsi une forme d’imprescriptibilité de fait dans les contentieux corporels complexes ou psychologiques.
Ce constat rejoint la philosophie du droit du dommage corporel : privilégier la réalité médicale et la justice réparatrice sur la rigueur temporelle du droit pénal.
4. Une cohérence renforcée du système
La réforme de 2008 visait à unifier les règles de prescription. Mais, paradoxalement, la spécialisation du régime des dommages corporels a créé une diversité contrôlée :
- 10 ans pour les dommages corporels ordinaires,
- 20 ans pour les violences sexuelles sur mineur,
- délais particuliers pour les produits défectueux (3 ans de prescription, 10 ans de forclusion),
- et délais propres aux actions contre les fonds d’indemnisation (FIVA, FGTI).
Cette complexité n’est pas une faiblesse : elle traduit une adaptation du droit à la diversité des atteintes corporelles et à la temporalité de leurs effets.
5. Les conditions de succès d’une action civile autonome
Pour qu’une action civile réussisse malgré la prescription pénale, plusieurs conditions cumulatives doivent être réunies :
- Identification d’un dommage corporel (atteinte physique ou psychique objectivable) ;
- Établissement d’un lien causal entre le fait et le dommage ;
- Fixation médicale de la date de consolidation par un expert ;
- Introduction de l’action dans les dix ans suivant la consolidation (ou vingt ans pour les mineurs victimes d’agressions) ;
- Conservation des preuves : témoignages, écrits, courriels, documents médicaux, certificats psychologiques, etc.
Le juge civil appréciera souverainement la réalité du préjudice et son imputabilité au défendeur, mais la charge de la preuve reste lourde pour la victime, en l’absence d’enquête pénale.
Conclusion : la réparation civile, un second souffle de justice
La distinction entre prescription pénale et prescription civile n’est pas un simple artifice procédural : elle marque une différence de nature entre le temps de la répression et le temps de la réparation.
Le droit pénal poursuit un but social et collectif — sanctionner l’auteur d’une infraction. Le droit civil, lui, vise à réparer le déséquilibre né du dommage individuel.
Lorsque la première est éteinte par le temps, la seconde peut encore vivre, à condition que le dommage, dans sa réalité médicale, ne soit pas consolidé.
L’arrêt du 7 juillet 2022, confirmé par la jurisprudence de 2024, consacre ainsi un principe fondamental :
Tant que le corps ou l’esprit souffrent, le temps judiciaire n’est pas clos.
Ce régime, qui vaut pour l’ensemble des dommages corporels (physiques ou psychiques), reconnaît la lenteur du traumatisme humain et permet d’ouvrir la voie civile à des victimes longtemps silencieuses — qu’elles aient subi une agression, une faute médicale, un accident ou toute autre atteinte à leur intégrité.
En plaçant la consolidation du dommage au cœur de la prescription, la Cour de cassation a redéfini la frontière entre l’oubli et la réparation.
Le droit de punir peut s’éteindre ; le droit de guérir, lui, ne se prescrit pas tant que la blessure n’est pas refermée.
