L’astreinte est l’une des mesures les plus redoutées du droit de l’exécution. Prononcée pour contraindre un débiteur à accomplir une obligation — démolir un ouvrage, communiquer un document, libérer un local, exécuter des travaux, remettre un bien, etc. — elle fait naître une inquiétude bien légitime : combien vais-je réellement devoir payer ? Contrairement à une amende ou à une indemnisation classique, l’astreinte ne produit pas immédiatement d’effets financiers. Elle constitue une pression, une menace, un compteur qui ne se déclenchera qu’au moment crucial de sa liquidation.
C’est précisément là que surgissent les principales interrogations :
- Le juge peut-il liquider l’astreinte même si j’ai fini par exécuter la décision ?
- Le montant de l’astreinte peut-il excéder largement l’enjeu du litige initial ?
- Comment faire valoir un retard involontaire, des obstacles techniques, des difficultés matérielles, ou la mauvaise foi de la partie adverse ?
- Le juge dispose-t-il d’un pouvoir souverain ou existe-t-il un contrôle de proportionnalité ?
- L’astreinte peut-elle être supprimée, réduite, ou ramenée à un montant symbolique ?
- Et surtout : quels arguments concrets permettent de la contester efficacement ?
Car tout le paradoxe de l’astreinte est là : ce n’est pas sa fixation qui importe, mais sa liquidation. Deux affaires identiques peuvent aboutir à deux résultats diamétralement opposés selon que le juge estime la résistance fautive, excusable, volontaire ou simplement tardive. L’astreinte met donc en jeu des considérations de bonne foi, de célérité, de coopération, d’obstacles extérieurs, mais aussi — et surtout — un enjeu économique majeur puisqu’elle touche directement au droit de propriété du débiteur.
La jurisprudence récente a profondément renouvelé la matière : le juge liquidateur doit désormais vérifier que le montant final reste raisonnable, proportionné, et compatible avec la nature du litige ou les circonstances de l’inexécution. Cette évolution ouvre un véritable champ de défense pour le débiteur, à condition de mobiliser les arguments pertinents au bon moment.
Définition de l’astreinte
L’astreinte (C. pr. exéc., art. L./R. 131-1 s.) est une mesure comminatoire de nature judiciaire permettant d’exercer une pression financière sur le débiteur afin qu’il procède à l’exécution de la décision de justice exécutoire prononcée à son encontre. Elle repose sur le postulat suivant lequel la perspective de payer une somme en supplément de la créance due initialement doit faire réagir le débiteur.
Les dispositions du Code des procédures civiles d’exécution relatives à l’astreinte
Le régime juridique de l’astreinte est défini aux articles « L131-1 » à « L131-4 » du Code des procédures civiles d’exécution, au sein du Titre III (« La prévention des difficultés d’exécution »).
« Tout juge peut, même d’office, ordonner une astreinte pour assurer l’exécution de sa décision.
Le juge de l’exécution peut assortir d’une astreinte une décision rendue par un autre juge si les circonstances en font apparaître la nécessité. »
(Article L131-1 CPCE)
« L’astreinte est indépendante des dommages-intérêts.
L’astreinte est provisoire ou définitive. L’astreinte est considérée comme provisoire, à moins que le juge n’ait précisé son caractère définitif.
Une astreinte définitive ne peut être ordonnée qu’après le prononcé d’une astreinte provisoire et pour une durée que le juge détermine.
Si l’une de ces conditions n’a pas été respectée, l’astreinte est liquidée comme une astreinte provisoire. »
(Article L131-2 CPCE)
« L’astreinte, même définitive, est liquidée par le juge de l’exécution, sauf si le juge qui l’a ordonnée reste saisi de l’affaire ou s’en est expressément réservé le pouvoir. »
(Article L131-3 CPCE)
Article L131-4 CPCE
« Le montant de l’astreinte provisoire est liquidé en tenant compte du comportement de celui à qui l’injonction a été adressée et des difficultés qu’il a rencontrées pour l’exécuter.
Le taux de l’astreinte définitive ne peut jamais être modifié lors de sa liquidation.
L’astreinte provisoire ou définitive est supprimée en tout ou partie s’il est établi que l’inexécution ou le retard dans l’exécution de l’injonction du juge provient, en tout ou partie, d’une cause étrangère. »
Contrôle de proportionnalité de l’astreinte
Jusqu’en 2022
La Cour de cassation a longtemps estimé que le juge saisi d’une demande de liquidation ne pouvait se déterminer qu’au regard des seuls critères posés par les alinéas 1 et 3 de l’article L. 131-4 du code des procédures civiles d’exécution.
Elle a ainsi pu juger que le juge ne pouvait limiter le montant de l’astreinte liquidée au motif que le montant sollicité par son créancier serait excessif (Cass. 2e civ., 25 juin 2015, n° 14-20.073) ou qu’il serait trop élevé au regard des circonstances de la cause (Cass. 2e civ., 7 juin 2012, n° 10-24.967) ou de la nature du litige (Cass. 2e civ., 30 janv. 2014, n° 13-10.255). L’arrêt d’une cour d’appel qui s’était référé au caractère « manifestement disproportionné » du montant avait également été cassé (Cass. 2e civ., 26 sept. 2013, n° 12-23.900), de même que celui qui avait réduit le montant de l’astreinte liquidée en se fondant sur « l’application du principe de proportionnalité » (Cass. 2e civ., 19 mars 2015, n° 14-14.941).
A compter de 2022
La Cour de cassation est revenue sur cette jurisprudence dans trois arrêts rendus le 20 janvier 2022 en affirmant, pour la première fois, que le juge, saisi d’une demande en liquidation, doit apprécier, de manière concrète, s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre le montant auquel il liquide l’astreinte et l’enjeu du litige (Cass. 2e civ., 20 janv. 2022, n° 20-15.261, n° 107 FS – B + R Cass. 2e civ., 20 janv. 2022, n° 19-23.721, n° 108 FS – B + R Cass. 2e civ., 20 janv. 2022, n° 19-22.435, n° 109 FS – B + R).
La Cour de Cassation se fonde pour cela sur la Convention européenne des droits de l’homme et de son protocole n° 1 qui dispose que » toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international […] « .
Pour la Cour de cassation, l’astreinte est bien une condamnation pécuniaire de nature à porter atteinte à un intérêt substantiel du débiteur de l’obligation. Il en résulte que le juge doit apprécier le caractère proportionné de l’atteinte que porte l’ astreinte au droit de propriété du débiteur au regard du but légitime qu’elle poursuit. Le juge liquidateur doit donc veiller à exercer un nouveau contrôle de proportionnalité et apprécier concrètement s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre le montant auquel il liquide l’astreinte et l’enjeu du litige ( Cass. 2e civ., 20 janv. 2022, n° 19-23.721 ). Le même jour, la Haute Juridiction valide donc l’office du juge en ce que la cour d’appel s’était bien assurée que le montant de l’astreinte liquidée était raisonnablement proportionné à l’enjeu du litige sans avoir à prendre en compte les facultés financières des débiteurs ( Cass. 2e civ., 20 janv. 2022, n° 19-22.435 ).
Elle a ainsi pu juger, dans une affaire où un assureur avait été condamné à 516 000 € pour ne pas avoir communiqué un ensemble de documents en sa possession relatifs à un sinistre, que la cour d’appel aurait dû répondre aux conclusions de l’assureur qui invoquait une disproportion manifeste entre la liquidation sollicitée et le bénéfice attendu par la communication des documents sollicités (Cass. 2e civ. 20 janv. 2022, n° 19-23.721).
Le juge doit donc exercer le contrôle proportionnalité de manière concrète, dès lors que la demande lui en est faite (Cass. 2e civ., 9 nov. 2023, n° 21-25.582, n° 1101 F – B), mais, comme l’a précisé la Cour de cassation en 2023, il peut également exercer ce contrôle d’office, à condition de respecter le principe de la contradiction (Cass. 2e civ., 9 nov. 2023, n° 22-15.810, n° 1100 F – B).
Dorénavant, le juge de la liquidation de l’astreinte doit « apprécier le caractère proportionné de l’atteinte qu’elle porte au droit de propriété du débiteur au regard du but légitime qu’elle poursuit »
Exemples
Dans la première espèce (Cass. 2e civ., 9 nov. 2023, n° 21-25.582), une cour d’appel avait liquidé une astreinte provisoire à la somme de 379 400 €. Or, cette somme était très supérieure à l’enjeu du litige – en l’occurrence, la régularisation d’un acte authentique portant rectification des limites cadastrales entre les deux propriétés contiguës. Et la cour d’appel s’était limitée à constater l’absence d’exécution de l’obligation, tout en précisant que « la liquidation de l’astreinte fixée par un jugement n’est pas une indemnisation, de telle sorte qu’il n’y a pas à apprécier sa proportionnalité ». Pourtant, le débiteur de l’astreinte avait bien demandé à la cour d’appel de vérifier « s’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre le montant auquel elle liquidait l’astreinte et l’enjeu du litige ». Sans surprise, la deuxième chambre civile cassera la décision de la cour d’appel qui avait l’obligation de répondre à cette demande.
Dans la deuxième espèce (Cass. 2e civ., 9 nov. 2023, n° 22-15.810 : JurisData n° 2023-019780), la cour d’appel avait d’office estimé qu’une liquidation de l’astreinte à hauteur de 12 200 € était « manifestement disproportionnée au regard du but poursuivi et de l’absence de tout préjudice subi par la société créancière ». Elle avait en conséquence réduit ce montant à 1 000 €. Toutefois, la cour n’avait pas invité les parties à présenter leurs observations sur ce moyen relevé d’office. Au visa de l’article 16 du Code de procédure civile, la deuxième chambre civile cassa logiquement l’arrêt d’appel. Si les parties ne formulent pas une demande en ce sens – comme c’était le cas dans la première espèce – le juge de la liquidation de l’astreinte pourra donc toujours en relever d’office le caractère disproportionné à la condition de respecter lui-même le principe de la contradiction.
Astreinte et inexécution partielle
A compléter
Charge de la preuve en liquidation
Dans un arrêt du 18 septembre 2025 (Cass. 2e civ., 18 sept. 2025, n° 23-23.825), la Cour de cassation rappelle une règle simple mais déterminante : selon la nature de l’obligation, la charge de la preuve change de camp lors de la liquidation de l’astreinte.
- Obligation de faire → c’est au débiteur de prouver qu’il a exécuté l’obligation.
Le juge ne peut pas présumer l’exécution : elle doit être démontrée positivement (attestations, factures, constats, échanges, photos, PV d’huissier…). - Obligation de ne pas faire → c’est au créancier de prouver que le débiteur a violé l’interdiction.
Autrement dit, si l’astreinte vise à faire cesser une activité, une nuisance ou un comportement interdit, il appartient au créancier d’apporter un élément objectif montrant que l’interdiction n’a pas été respectée.
Dans l’affaire jugée, un restaurateur avait été condamné sous astreinte à cesser son activité. La Cour précise que cette obligation constitue une obligation de ne pas faire, et qu’il appartenait donc au syndicat des copropriétaires de prouver la poursuite de l’exploitation.
Cette solution, classique et solide, rappelle qu’une bonne stratégie en matière d’astreinte commence par qualifier précisément l’obligation pour déterminer qui devra apporter la preuve au stade de la liquidation.

