La croyance la plus répandue – chez les professionnels comme chez les particuliers – consiste à penser que la prescription d’une facture commence à courir à la date où elle a été émise.
Cette idée, intuitive mais erronée, ne reflète ni les textes applicables ni la jurisprudence constante de la Cour de cassation. Dans la majorité des situations, la date de facturation est totalement indifférente au calcul de la prescription.
L’enjeu est pourtant majeur : un mauvais calcul peut conduire à renoncer à une créance que l’on croyait prescrite (alors qu’elle ne l’est pas) ou, inversement, à engager une action alors que le délai est définitivement expiré.
Pourquoi la date de facture n’est pas le bon repère
La facture est un document comptable. Elle constate une créance, mais n’a aucune incidence juridique sur le point de départ du délai de prescription, sauf hypothèse contractuelle ou légale particulière.
En droit commun, l’article 2224 du code civil fixe le point de départ du délai de cinq ans au jour où « le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ».
Ainsi, le délai court lorsque le créancier peut utilement agir, ce qui ne dépend ni de l’édition de la facture ni de sa transmission.
Lorsque la prestation s’étale dans le temps, ou lorsqu’elle comporte plusieurs diligences constitutives d’un même ensemble économique, la prescription ne commence à courir qu’au moment où la prestation est considérée comme achevée.
La fin de mission : critère déterminant pour de nombreux professionnels
La Cour de cassation applique de manière stricte ce principe : tant que la mission se poursuit, la prescription ne court pas.
Elle ne commence qu’à la cessation effective de la mission, même si certaines diligences impayées remontent à plusieurs années.
Cette logique concerne la quasi-totalité des prestations intellectuelles, techniques ou continues : professions libérales, artisans, consultants, experts-comptables, informaticiens, prestataires divers.
L’idée directrice est claire : tant que le professionnel intervient encore sur le même dossier ou la même commande, le montant définitif de la créance ne peut être arrêté. Le créancier ne peut donc pas agir, et la prescription ne court pas.
L’exemple particulièrement clair des avocats
La jurisprudence relative aux avocats illustre parfaitement cette règle.
La Cour de cassation juge que le délai de prescription de l’action en paiement ou en fixation des honoraires court à la date de fin de la mission, et non à la date de la facture.
Deux décisions emblématiques :
- la prescription court « à compter du jour où la mission a pris fin » (Cass. 2e civ., 10 décembre 2015, n° 14-25.892) ;
- la date d’accomplissement des diligences impayées est indifférente : seule la cessation du mandat importe (Cass. 2e civ., 4 avril 2024, n° 22-15.192).
Même si l’avocat a travaillé plusieurs années plus tôt sans avoir été réglé, la prescription n’a pas commencé tant qu’il poursuit son mandat.
Une logique transposable à la majorité des relations d’affaires
Cette analyse n’est pas propre à la profession d’avocat.
Elle s’applique à la grande majorité des prestations continues ou fractionnées :
- entreprises de travaux,
- prestataires informatiques,
- agences de communication,
- consultants,
- experts-comptables,
- etc.
Chaque fois que la relation d’affaires se poursuit pour la même prestation ou le même contrat, le délai de prescription n’a pas commencé.
La facturation, qu’elle soit précoce ou tardive, n’a aucun effet sur le point de départ.
Conséquences pratiques pour les créanciers
Une facture ancienne n’est pas forcément prescrite
La date de facturation n’a aucune valeur pour déterminer la prescription. Ce qui compte, c’est la date de fin de mission.
Importance de prouver la poursuite de la mission
En cas de litige, le créancier doit démontrer qu’il est intervenu postérieurement aux diligences impayées : mails, comptes rendus, livrables, réunions, interventions complémentaires, etc.
Intérêt d’une procédure de clôture
Pour éviter toute ambiguïté dans les prestations longues, il peut être utile de prévoir contractuellement une date de fin de mission ou une procédure formelle de clôture.
Conséquences pour les débiteurs
La date de facture ne peut pas être invoquée pour opposer une prescription prématurée
Une facture peut être ancienne mais parfaitement recouvrable si la mission s’est poursuivie.
La vraie question : quand la mission s’est-elle réellement terminée ?
Le débat se situe toujours sur ce terrain.
C’est la cessation effective des prestations – et non l’ancienneté du document comptable – qui détermine le point de départ du délai.
Conclusion
La date de facture ne constitue jamais un repère fiable pour calculer la prescription d’une créance.
Seule compte la date de fin de mission, c’est-à-dire le moment où le créancier est objectivement en mesure d’agir.
Avant de considérer une facture comme prescrite ou d’engager une action, il est donc essentiel d’identifier précisément la date de cessation de la prestation, et non la date d’émission de la facture.
