Dans la vie des sociétés, il est fréquent de compléter les statuts par des actes sous seing privé : lettre de mission d’un dirigeant, pacte d’actionnaires, protocole d’investissement, règlement intérieur. Ces documents récents, précis et adaptés traduisent souvent mieux la volonté des parties que des statuts anciens, généraux et rarement relus.
Mais que se passe-t-il lorsqu’un tel acte entre en contradiction avec les statuts ? Doit-on privilégier la rigueur des statuts, considérés comme la « loi de la société », ou la force contractuelle d’un acte signé par tous, plus moderne et contextualisé ?
Synthèse : Statuts vs actes extrastatutaires, qui l’emporte ?
En droit des sociétés, les statuts sont la loi interne de la société : ils fixent son organisation, s’imposent aux associés, aux dirigeants et aux tiers, et bénéficient d’une publicité légale. En cas de contradiction, ils priment toujours sur un acte extrastatutaire (pacte d’associés, protocole, règlement intérieur) ou une décision d’assemblée générale. Mais l’intensité de ce principe varie selon la forme sociale.
- En SARL, la jurisprudence admet une certaine souplesse : les associés peuvent, à l’unanimité, déroger ponctuellement aux statuts (ex. : renoncer à une clause de non-concurrence). Les statuts gardent une fonction contractuelle forte.
- En SAS, la règle est stricte : l’article L. 227-5 du Code de commerce confie exclusivement aux statuts le soin de fixer les conditions de direction. Ni un pacte, ni une décision unanime des associés ne peuvent y déroger. Une clause extrastatutaire promettant une indemnité de révocation est inopposable à la société. En revanche, les signataires restent engagés entre eux : ils peuvent être condamnés à indemniser le dirigeant révoqué au titre d’un engagement personnel (Cass. com., 9 juill. 2025, n° 23-21.160).
- En SA, la loi fixe directement le régime (révocation ad nutum des administrateurs et du DG). Les statuts peuvent compléter, mais aucun acte extrastatutaire ne peut déroger aux règles légales impératives.
⚖️ Exemples pratiques :
- Une lettre de mission promettant une indemnité alors que les statuts prévoient une révocation ad nutum est inopérante contre la société.
- Une décision d’AG unanime ne peut pas déroger aux statuts d’une SAS sur la révocation du DG, même si elle exprime la volonté de tous les associés.
- En revanche, un protocole d’investissement engageant seulement les signataires peut produire effet entre eux, sans lier la société.
👉 En pratique :
- Les statuts dominent toujours le débat, mais les actes extrastatutaires conservent une valeur contractuelle : leur violation engage la responsabilité des signataires, voire délictuelle vis-à-vis des tiers.
- Pour sécuriser un avantage (indemnité, conditions de révocation…), seule une modification statutaire protège réellement le dirigeant.
Les statuts, la loi interne de la société
Le Code de commerce attribue aux statuts une place centrale : ils fixent l’organisation de la société et s’imposent aux associés, aux dirigeants et aux tiers. Ils bénéficient d’une publicité légale qui leur confère une opposabilité générale.
En cas de contradiction, la jurisprudence est claire : les statuts priment. Les actes extrastatutaires peuvent préciser ou compléter les statuts, mais jamais les contredire.
Les différences selon les formes de sociétés
L’impossibilité de déroger aux dispositions des statuts intéressant la direction de la SAS ne remet pas en cause les solutions souples retenues pour d’autres formes sociales à propos de stipulations qui figuraient dans des statuts à titre supplétif.
Les associés d’une SARL, notamment, ont pu renoncer par une décision unanime, au profit de leur gérant démissionnaire, à l’application d’une clause statutaire de non-concurrence (Cass. com. 12-5-2015 no 14-13.744 F-D : RJDA 8-9/15 no 578 ; Cass. com. 29-1-2020 no 18-15.179 F-D).
Ceux d’une société civile ont valablement pu s’accorder sur une répartition des bénéfices différente de celle prévue par les statuts (Cass. 1e civ. 2-3-2004 no 01-14.243 : RJDA 7/04 no 851).
Dans une SNC, le vote par correspondance émis par un associé d’une SNC en violation des modalités de vote prévues par les statuts aurait pu être avalisé par un accord unanime de ses coassociés (Cass. com. 11-10-2023 no 22-10.646 F-D : RJDA 2/24 no 109).
La SARL : une souplesse admise
En matière de SARL, la Cour de cassation a jugé que les associés pouvaient, par un acte unanime postérieur, déroger ponctuellement aux statuts (Cass. com., 12 mai 2015, n° 14-13.744). Exemple : lever une clause statutaire de non-concurrence par un protocole signé par tous les associés.
Cette souplesse est spécifique à la SARL, où les statuts sont perçus comme plus contractuels.
La SAS : une ligne stricte
La SAS obéit à une logique beaucoup plus rigoureuse. L’article L. 227-5 du Code de commerce prévoit que ce sont les statuts qui fixent les conditions dans lesquelles la société est dirigée. La Cour de cassation rappelle régulièrement que cela inclut les modalités de révocation des dirigeants.
L’ensemble des actes extrastatutaires (pacte d’associés, autre convention ou acte unipersonnel, règlement intérieur) est soumis à l’impossibilité de déroger aux statuts.
⚖️ À retenir
Révocation d’un dirigeant de SAS : un acte extrastatutaire ne peut pas déroger aux statuts.
Les modalités de révocation du directeur général d’une SAS sont déterminées par les statuts ; un acte extrastatutaire peut seulement les compléter, jamais les contredire.
(Cass. com., 12 oct. 2022, n° 21-15.382, Z c/ Euromédicom)
Exemple pratique 1
Un directeur général reçoit, lors de sa nomination, une lettre lui promettant six mois de salaire en cas de révocation sans juste motif. Or, les statuts prévoyaient une révocation ad nutum, sans motif et sans indemnité. Révoqué, le dirigeant réclame l’indemnité promise. La Cour de cassation refuse : la lettre ne pouvait pas contredire les statuts.
La jurisprudence a même précisé qu’une décision d’assemblée générale unanime ne peut pas davantage déroger aux statuts pour ce qui concerne les conditions de direction de la SAS (Cass. com., 9 juill. 2025, n° 24-10.428).
Exemple pratique 2
Les statuts d’une SAS stipulent que le directeur général peut être révoqué à tout moment et sans juste motif. Toutefois, la décision ayant procédé à sa désignation prévoit, à l’inverse, qu’il ne pourrait être révoqué que dans trois hypothèses précisément définies. Le directeur général est finalement révoqué. Se fondant sur cette décision de désignation, il soutient que la révocation est intervenue sans juste motif et agit contre la société en paiement de dommages et intérêts.
La cour d’appel de Paris lui donne raison en retenant que la décision de désignation, adoptée à l’unanimité des associés lors d’une assemblée générale, exprimait leur volonté claire de déroger aux statuts par une décision collective prise dans les conditions requises pour modifier ces derniers. Dès lors, cette décision s’imposait à la société, quand bien même les statuts n’avaient pas été formellement modifiés, sans que soit méconnu le principe de primauté des statuts sur un acte extrastatutaire (CA Paris 16-11-2023 no 22/10344 : RJDA 6/24 no 347).
La Cour de cassation censure cette analyse : les statuts de la SAS déterminent les conditions dans lesquelles celle-ci est dirigée (C. com. art. L. 227-1 et L. 227-5), notamment les modalités de révocation de ses dirigeants. Si une décision des associés peut compléter les statuts sur ce point, elle ne saurait y déroger, fût-ce à l’unanimité.
Cass. com. 9-7-2025 no 24-10.428 FS-B, Sté Ile-de-France démolition c/ L. V.
Les statuts priment même sur une décision unanime des associés
Une décision des associés d’une SAS peut compléter les modalités de révocation des dirigeants prévues par les statuts, mais pas y déroger, même si elle est prise à l’unanimité. (Cass. com. 9-7-2025 no 24-10.428 FS-B, Sté Ile-de-France démolition c/ L. V.)
Les engagements personnels des associés : une efficacité contractuelle
L’arrêt du 9 juillet 2025 (Cass. com., n° 23-21.160) a ajouté une nuance importante. Dans cette affaire, un protocole prévoyait que certains associés s’engageaient à faire « le nécessaire » pour que le dirigeant obtienne une indemnité en cas de révocation. Or, les statuts de la SAS stipulaient que le directeur général était révocable sans indemnité.
La Cour de cassation a jugé que cet acte n’était pas contraire aux statuts, car il ne liait pas la société mais seulement ses signataires.
Intérêt pratique : un acte extrastatutaire peut engager personnellement ceux qui l’ont signé, même s’il ne peut pas contredire les statuts au niveau de la société. Le dirigeant révoqué devra donc former sa demande contre les associés signataires, et non contre la société.
Quand un acte extrastatutaire peut s’affranchir des statuts d’une SAS
Les statuts d’une SAS prévoyant que le dirigeant est révocable sans indemnité ne font pas obstacle à l’application d’un acte extrastatutaire aux termes duquel ses signataires s’engagent à faire le nécessaire pour que le futur dirigeant reçoive une indemnité en cas de révocation dans les deux ans de sa nomination.
Les statuts d’une société par actions simplifiée (SAS) disposaient que la révocation du directeur général n’ouvrait droit à aucune indemnité. Les associés majoritaires de la holding détenant indirectement la SAS ont signé un protocole d’investissement aux termes duquel ils s’engageaient à faire tout le nécessaire pour qu’un tiers soit nommé directeur général de la SAS et obtienne une indemnité forfaitaire en cas de révocation ou de réduction de ses attributions avant l’expiration d’un délai de deux ans. Dans le même temps, l’associé unique de la SAS a adopté une résolution prévoyant le versement, dans ces mêmes hypothèses, de l’indemnité par la SAS. Un an plus tard, le directeur général a été révoqué. Il a donc agi contre les signataires du protocole afin d’obtenir l’indemnité.
La Cour de cassation a censuré l’arrêt d’appel qui avait refusé de faire droit à cette demande au motif que la clause litigieuse du protocole d’investissement ne pouvait pas recevoir application car elle était contraire aux statuts. Elle a jugé que dès lors que cette disposition extrastatutaire ne renfermait qu’un engagement personnel de ses signataires, elle n’était pas contraire aux statuts.
Cass. com. 9-7-2025 n° 23-21.160 FS-B, X c/ Sté Troizef
À noter :
1° Les statuts de la SAS fixent les conditions dans lesquelles la société est dirigée (C. com. art. L. 227-5), notamment les modalités de révocation de ses dirigeants. La Cour de cassation a posé le principe selon lequel des actes extrastatutaires ou une décision des associés peuvent compléter les dispositions des statuts en la matière, mais ne peuvent pas y déroger, la décision des associés aurait-elle été prise à l’unanimité (Cass. com. 12-10-2022 n° 21-15.382 ; Cass. com. 9-7-2025 n° 24-10.428). Si les associés de la SAS veulent accorder à un dirigeant une protection que les statuts n’offrent pas, ils doivent donc modifier ceux-ci, quitte à les modifier à nouveau au terme du mandat pour revenir à la situation antérieure.
Deux tempéraments sont cependant apportés à ce principe :
- Premier tempérament : les arrêts précités limitent la portée de la solution au cas où la loi confie expressément aux statuts le soin de fixer les règles (comme pour les conditions de direction prévues par l’art. L. 227-5 du Code de commerce). Lorsque la loi ne renvoie pas aux statuts, une solution plus souple est possible. Ainsi, les décisions rendues en matière de SARL, qui ont donné effet à des décisions extrastatutaires unanimes levant une clause statutaire de non-concurrence (Cass. com. 12-5-2015 n° 14-13.744 ; Cass. com. 29-1-2020 n° 18-15.179), pourraient s’appliquer par analogie à la SAS.
- Deuxième tempérament : il faut distinguer les actes extrastatutaires engageant la société de ceux qui n’engagent que les signataires. Dans cette seconde catégorie, les associés peuvent s’imposer à eux-mêmes des obligations que la société ne peut pas prendre (par ex. : garantir une indemnité alors que les statuts l’excluent). Dans l’affaire commentée, seule la résolution votée par l’associé unique de la SAS mettait à la charge de la société une indemnité contraire aux statuts, et donc invalide. En revanche, le protocole d’investissement, en tant qu’engagement personnel des signataires, demeurait valable.
2° En l’espèce, les signataires du protocole d’investissement avaient contracté un engagement de porte-fort (C. civ. art. 1204) : faire le nécessaire pour que la décision de nomination du dirigeant prévoie une indemnité en cas de révocation prématurée. Ils avaient respecté cet engagement puisque l’associé unique avait adopté une résolution en ce sens. Mais cette résolution, contraire aux statuts, était invalide. Un auteur en déduit que l’engagement devait être entendu comme une obligation de faire modifier les statuts, ce que les signataires n’ont pas obtenu (A. Couret, La force des statuts à l’épreuve d’un pacte d’investisseurs, Rev. sociétés 2025 p. 549).
La SA : un régime encadré par la loi
En société anonyme, le régime de la révocation des dirigeants sociaux est fixé par la loi : révocation ad nutum des administrateurs et du directeur général. Les statuts peuvent parfois aménager des modalités, mais aucun acte extrastatutaire ne peut contredire ces dispositions légales impératives.
Portée générale : efficacité limitée des actes extrastatutaires
Dire que les actes extrastatutaires ne priment jamais sur les statuts ne signifie pas qu’ils sont inutiles.
Ils conservent une efficacité contractuelle :
- Leur violation engage la responsabilité de leurs signataires (dommages-intérêts, exécution forcée).
- Un tiers peut même invoquer leur non-respect sur le terrain de la responsabilité délictuelle s’il subit un préjudice (Cass. com., 18 sept. 2024, n° 22-23.075).
Mais ils ne peuvent pas créer d’obligation à la charge de la société si les statuts disent le contraire.
Conclusion pratique
La hiérarchie est nette : les statuts priment toujours sur les actes extrastatutaires, mais l’intensité de cette règle varie selon la forme sociale.
- En SARL, une dérogation ponctuelle peut être admise si tous les associés y consentent.
- En SAS, aucune dérogation n’est possible, même par décision unanime en assemblée générale : seule une modification statutaire peut sécuriser un avantage pour un dirigeant.
- En SA, la loi fixe déjà le régime, ce qui limite la portée des actes extrastatutaires.
En pratique :
- Pour les associés : soyez vigilants à la cohérence entre statuts et conventions parallèles. Si une stipulation contredit les statuts, elle ne vaudra qu’entre signataires et pourra engager leur responsabilité personnelle, mais jamais la société.
- Pour les dirigeants : ne vous contentez pas d’une lettre de mission ou d’un pacte, exigez une modification statutaire si vous voulez sécuriser vos droits (indemnité, conditions de révocation, etc.).
Mon avis de praticien
En tant qu’avocat, je constate chaque jour combien cette construction juridique est source d’incompréhension et d’insécurité. Le principe paraît simple – « les statuts priment » – mais la jurisprudence multiplie les exceptions selon la forme sociale, les textes applicables et la nature de l’acte extrastatutaire. Résultat : ce qui devrait être une règle claire devient un véritable labyrinthe. Un dirigeant peut légitimement croire qu’une décision unanime ou une convention signée par tous suffira à sécuriser sa situation, alors qu’en réalité, seule une modification statutaire lui offrira une protection solide. Cette complexité nourrit le contentieux et fragilise la confiance des associés dans la force de leurs engagements. À mes yeux, le droit des sociétés gagnerait à être réformé pour unifier et simplifier ces règles, afin de rendre le système plus lisible et plus prévisible pour les praticiens comme pour les entrepreneurs.
Tableau récapitulatif : statuts vs actes extrastatutaires
| Forme sociale | Portée des statuts | Actes extrastatutaires : peuvent-ils compléter ? | Actes extrastatutaires : peuvent-ils déroger ? | Sanction / effet pratique |
|---|---|---|---|---|
| SARL | Fixent le fonctionnement de la société (C. com., art. L. 223-18 et s.) | Oui, peuvent préciser ou compléter | Oui, ponctuellement, par acte unanime postérieur (Cass. com., 12 mai 2015) | L’acte s’impose à la société si signé par tous les associés |
| SAS | Fixent exclusivement les conditions de direction (C. com., art. L. 227-1 et L. 227-5) | Oui, pour combler les silences ou préciser | Non, jamais, même à l’unanimité (Cass. com., 12 oct. 2022 ; 9 juill. 2025) | Acte ou décision inopposable à la société ; seuls les signataires peuvent être responsables |
| SA | Régime largement fixé par la loi (révocation ad nutum DG/administrateurs) | Oui, dans les limites de la loi | Non, règles légales impératives | Clause ou acte contraire nul ou réputé non écrit |
