Prise illégale d’intérêts et pantouflage : comment se défendre ?

Être poursuivi pour prise illégale d’intérêts, c’est être soupçonné d’avoir mêlé un intérêt personnel à une mission d’intérêt général. Dans la pratique, cette accusation fragilise instantanément la réputation d’un élu ou d’un agent public. Pourtant, la sévérité de ce délit ne signifie pas qu’il soit indéfendable : la jurisprudence récente invite à distinguer la faute morale, la maladresse administrative et la véritable atteinte à la probité.

Fondement juridique

Article 432-12 du code pénal

« Est puni de trois ans d’emprisonnement et d’une amende de 200 000 €, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l’infraction, le fait, par une personne ayant été chargée, en tant que membre du Gouvernement, membre d’une autorité administrative indépendante ou d’une autorité publique indépendante, titulaire d’une fonction exécutive locale, fonctionnaire, militaire ou agent d’une administration publique, dans le cadre des fonctions qu’elle a effectivement exercées, soit d’assurer la surveillance ou le contrôle d’une entreprise privée, soit de conclure des contrats de toute nature avec une entreprise privée ou de formuler un avis sur de tels contrats, soit de proposer directement à l’autorité compétente des décisions relatives à des opérations réalisées par une entreprise privée ou de formuler un avis sur de telles décisions, de prendre ou de recevoir une participation par travail, conseil ou capitaux dans l’une de ces entreprises avant l’expiration d’un délai de trois ans suivant la cessation de ces fonctions.
Est punie des mêmes peines toute participation par travail, conseil ou capitaux dans une entreprise privée qui possède au moins 30 % de capital commun ou a conclu un contrat comportant une exclusivité de droit ou de fait avec l’une des entreprises mentionnées au premier alinéa.
Pour l’application des deux premiers alinéas, est assimilée à une entreprise privée toute entreprise publique exerçant son activité dans un secteur concurrentiel et conformément aux règles du droit privé.
Ces dispositions sont applicables aux agents des établissements publics, des entreprises publiques, des sociétés d’économie mixte dans lesquelles l’Etat ou les collectivités publiques détiennent directement ou indirectement plus de 50 % du capital et des exploitants publics prévus par la loi n° 90-568 du 2 juillet 1990 relative à l’organisation du service public de la poste et à France Télécom.
L’infraction n’est pas constituée par la seule participation au capital de sociétés cotées en bourse ou lorsque les capitaux sont reçus par dévolution successorale. »

Comprendre le sens du délit

L’article 432-12 du code pénal réprime le fait, pour une personne exerçant une fonction publique, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans une opération qu’elle surveille, administre, liquide ou paie.
L’infraction est formelle : elle se consomme dès qu’un intérêt privé interfère avec la fonction publique, sans qu’il soit nécessaire de prouver un profit, une corruption ou un préjudice.

Mais cette rigueur de principe a conduit à des poursuites parfois excessives, lorsque la frontière entre intérêt public et intérêt privé devient floue. D’où l’importance de replacer chaque dossier dans son contexte, et de démontrer que l’impartialité du prévenu n’a jamais été altérée.

Qu’est-ce que le délit de « pantouflage » ?

Le délit de pantouflage désigne l’infraction de prise illégale d’intérêts commise par une personne ayant exercé une fonction publique avant l’expiration d’un délai de trois ans suivant la cessation de ces fonctions.

La loi encadre ainsi le passage du secteur public vers le secteur privé et s’efforce d’éviter la tentation pour un agent public, chargé de contrôler une entreprise privée, d’avantager cette dernière, sachant que celle-ci a pour souhait de le recruter à brève échéance (v. J. Lasserre Capdeville, « Le délit de “pantouflage” » AJCT 2011. 395).

La loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique est venue durcir ce délit. L’interdiction, applicable jusqu’à présent aux seuls agents publics, de rejoindre une entreprise privée avec laquelle ils ont été en relation du fait de leurs fonctions a été étendue aux anciens ministres et aux anciens responsables exécutifs locaux (v. E. Dreyer, « Pantouflage ou service – présidentiel – commandé ? », D. 2012. 2782).

L’absence d’intérêt personnel compromettant

Encore faut-il qu’il y ait un véritable intérêt. Tous les liens humains ou institutionnels ne suffisent pas à caractériser l’infraction.
Les tribunaux distinguent ainsi le simple attachement ou la proximité associative d’un intérêt réel, de nature à orienter la décision.
Un élu qui participe à une délibération attribuant une subvention à une structure locale dont il est membre, sans en tirer de profit ni de pouvoir personnel, ne commet pas nécessairement de prise illégale d’intérêts.

L’analyse est concrète : il faut prouver un avantage personnel identifiable et une influence effective sur la décision.

La transparence comme preuve de bonne foi

C’est sur ce point qu’intervient un tournant jurisprudentiel majeur.
Dans trois arrêts rendus le 10 septembre 2025 (Cass. crim., nos 24-87.146 FS-D, 24-87.071 FS-D, 24-87.068 FS-D), la Cour de cassation a précisé la notion de dissimulation et ses conséquences sur la prescription du délit.

Informer oralement sa hiérarchie exclut la volonté de dissimuler

Le délit de prise illégale d’intérêts n’est pas dissimulé lorsque son auteur a fait connaître à sa hiérarchie sa situation de conflit d’intérêts, même si cette situation n’a pas été rendue publique et même si les mesures de déport n’ont pas été mises en œuvre.

Une chambre de l’instruction avait estimé le contraire : selon elle, l’absence d’écrit révélait un pacte de silence entre le mis en examen et sa hiérarchie. Celle-ci, embarrassée par la situation, avait choisi de ne pas informer le conseil d’administration auquel le prévenu participait, ni de prendre de mesure de prévention.
Les juges en avaient conclu que ce silence partagé constituait une manœuvre de dissimulation justifiant le report du point de départ du délai de prescription.

La Cour de cassation a censuré cette interprétation. Elle a rappelé que :

– le silence du mis en examen à l’égard de certains dirigeants n’est pas une manœuvre caractérisée ;
– l’embarras de la hiérarchie à révéler la situation ne traduit pas un concert frauduleux ;
– l’absence d’écrit ou de mesure formalisée ne suffit pas à établir une volonté d’empêcher la découverte des faits.

En conséquence, l’information orale donnée à la hiérarchie exclut toute intention de dissimulation, et la prescription de six ans (article 7 du code de procédure pénale) court à compter de la commission des faits.

La chambre criminelle souligne ainsi que seule une manœuvre caractérisée – des actes positifs tendant à cacher la situation – peut suspendre la prescription.
L’infraction n’est pas dissimulée lorsqu’un conflit d’intérêts a été dévoilé, même à un cercle restreint.
À l’inverse, a déjà été jugé constitutif de dissimulation le fait de masquer des versements en les justifiant par un contrat fictif (Cass. crim., 19 mars 2008, n° 07-82.124 FS-PF).

Identifier le rôle exact du prévenu

L’article 432-12 vise les personnes qui, « au moment de l’acte », avaient la charge d’assurer la surveillance, l’administration ou le paiement d’une opération.
Un élu ou un agent consulté à titre informatif, ou sans pouvoir décisionnel réel, ne saurait être poursuivi.
La défense doit donc reconstituer précisément la chaîne décisionnelle : qui proposait, qui décidait, qui exécutait ?
L’absence de compétence fonctionnelle ou de pouvoir d’influence exclut la responsabilité pénale.

L’absence d’intention coupable

Même si la prise illégale d’intérêts est une infraction de pure forme, elle suppose une conscience de l’acte.
La défense peut donc démontrer :
– une erreur sur la portée de la règle ;
– une méconnaissance du conflit potentiel ;
– ou la conviction sincère d’agir dans l’intérêt du service.

La faute pénale ne se présume pas : il faut prouver que l’auteur savait compromettre son impartialité.

La prescription, un moyen de défense stratégique

Le délai de prescription est de six ans à compter des faits, sauf dissimulation caractérisée.
Or, la jurisprudence de 2025 renforce la protection du justiciable : la simple inertie ou l’absence d’écrit ne suffisent plus à reporter le délai.
Dès lors, un dossier ancien, porté à la connaissance de la hiérarchie au moment des faits, peut légitimement être déclaré prescrit.

La question de la prescription revient systématiquement dans les dossiers de prise illégale d’intérêts : les faits sont parfois anciens, les procédures traînent, et beaucoup pensent spontanément que “tout est prescrit”. En réalité, le délai n’est pas toujours acquis, et la manière dont les juges apprécient le point de départ est souvent méconnue.

Une décision de la Cour de cassation (Cass. crim., 25 juin 2025, n° 23-81.084) illustre parfaitement cette problématique. Dans cette affaire, une élue régionale avait obtenu un logement social relevant du contingent réservataire de la région, alors même qu’elle présidait la commission chargée d’instruire les candidatures des agents. Elle avait activé la procédure d’urgence sociale et adressé directement sa candidature au bailleur, sans passer par la commission. Elle avait ensuite occupé le logement pendant près de vingt ans.

Poursuivie pour prise illégale d’intérêts, elle soutenait que l’infraction était prescrite : selon elle, le délit était consommé dès la fin de ses pouvoirs de surveillance sur l’attribution des logements.

Les juges du fond avaient retenu l’inverse, estimant que la prescription ne commençait à courir qu’au moment où elle avait quitté les lieux.

La Cour de cassation casse cette approche. Elle rappelle que la prise illégale d’intérêts est une infraction instantanée, non une infraction continue. Elle se réalise au moment précis où la personne cumule deux éléments : l’exercice d’un pouvoir de surveillance ou d’administration sur une opération, et l’existence d’un intérêt personnel dans cette même opération. La seule jouissance prolongée de l’avantage ne décale pas le point de départ du délai, sauf si la personne conserve un pouvoir effectif de surveillance sur l’opération pendant toute cette période, ce qui n’était pas démontré.

La Haute juridiction rappelle également que le point de départ peut être retardé en cas de dissimulation, mais uniquement si une manœuvre délibérée, postérieure à la commission des faits, a réellement empêché leur découverte. En l’absence d’une telle manœuvre, le délai court normalement.

Dans ce dossier, les pouvoirs de surveillance avaient cessé bien avant la fin de l’occupation du logement, et aucune dissimulation n’était caractérisée : la prescription devait donc être retenue.

Cet exemple est particulièrement utile pour les personnes poursuivies : contrairement à une idée répandue, le simple maintien d’un avantage ne suffit pas à repousser la prescription. Tout dépend de ce qu’il est possible d’établir, en pratique, sur :
– la durée des fonctions donnant un pouvoir sur l’opération ;
– et l’existence ou non d’une dissimulation réelle.

Les réflexes essentiels en défense

– Produire toute trace de transparence : échanges, notes, procès-verbaux, déclarations orales ou écrites.
– Souligner l’absence de profit ou de contrepartie.
– Reconstituer les circuits décisionnels, pour prouver l’absence de pouvoir réel.
– Faire valoir la bonne foi et la loyauté, notamment par les démarches entreprises pour informer ou consulter.
– Vérifier la prescription, souvent décisive dans les affaires anciennes.

Comment se défendre ?

L’impossibilité de poursuivre

Le fait reproché ne peut plus être poursuivi pénalement

Prescription et point de départ

En matière de prise illégale d’intérêts, une relaxe a été prononcée dès lors que la prescription était acquise avant tout acte interruptif. Le tribunal a en effet relevé « en l’absence de toute dissimulation de nature à empêcher la connaissance des faits considérés et donc à reporter le point de départ du délai de prescription de l’action publique », de sorte que l’action était déjà prescrite avant le premier acte interruptif (TGI Paris, 32e ch., 18 oct. 2019, n° 13309000273).

L’impossibilité de punir

Le fait poursuivi ne peut pas être puni pénalement

Le fait poursuivi ne peut pas être établi factuellement

En matière de pantouflage, un conseiller ministériel a ainsi été relaxé faute d’éléments établissant une intervention prohibée. Le tribunal a jugé qu’il ne ressortait « d’aucun élément de la procédure » que l’intéressé « aurait donné son avis sur [un] projet de décret » litigieux, précisant qu’à l’issue d’une « analyse in concreto, il n’est pas établi que X a, dans le cadre de ses fonctions […], proposé directement à une autorité compétente des décisions relatives à des opérations réalisées par Y ou formulé un avis sur de telles décisions au sens de l’article 432-13 du code pénal » (TJ Paris, 32e ch., 4 sept. 2024, n° 21035000143).

Toujours en matière de pantouflage, alors qu’un ancien secrétaire général adjoint de la présidence de la République était renvoyé pour avoir proposé des décisions ou formulé des avis concernant des opérations réalisées par une entreprise privée, le tribunal a relevé qu’« il n’est pas suffisamment établi que ces réunions ont eu pour objet soit un arbitrage, soit une validation de X », « le tribunal ne dispos[ant] d’aucun élément déterminant pour trancher entre ces deux hypothèses ». Il souligne également que la validation implicite par X « constitue une hypothèse que le tribunal ne saurait considérer comme une certitude au-delà du doute raisonnable ». En conclusion, les éléments apparaissent « insuffisant[s] pour établir une telle corrélation entre les événements, sauf à adopter des motifs hypothétiques » (TGI Paris, 32e ch., 24 sept. 2015, n° 09323096033). La cour d’appel a confirmé (Paris, ch. 5-13, 30 juin 2017, n° 16/02645).

Le fait poursuivi ne peut pas être qualifié juridiquement d’infraction pénale

En matière de prise illégale d’intérêts, il a été jugé que les interventions du prévenu ne caractérisaient pas « un intérêt entrant dans le champ des nouvelles dispositions du délit de prise illégale d’intérêts » (TJ Paris, 32e ch., 13 déc. 2022).

Conclusion

La prise illégale d’intérêts ne sanctionne pas l’erreur administrative, mais la dissimulation et le détournement de loyauté.
Les arrêts du 10 septembre 2025 rappellent que la transparence, même orale, vaut protection : celui qui informe ne dissimule pas.
Dans la pratique, la meilleure défense reste donc la clarté : démontrer que le conflit potentiel était connu, assumé et jamais exploité à des fins personnelles.
L’infraction de probité ne vise pas à condamner la maladresse d’un agent loyal, mais à préserver la confiance dans l’intégrité du service public.

Questions fréquentes

Quelle différence entre la prise illégale d’intérêts et le pantouflage ?

Le pantouflage est une modalité de la prise illégale d’intérêts.

Autrement dit, il ne constitue pas une infraction autonome : il s’agit d’une situation factuelle particulière pouvant entrer dans le champ de l’article 432-13 du Code pénal, lorsque le passage d’un agent public vers le secteur privé crée – ou fait apparaître – un conflit d’intérêts lié aux fonctions exercées auparavant.

La prise illégale d’intérêts vise de manière générale le fait, pour un agent public, de prendre ou de conserver un intérêt, direct ou indirect, dans une affaire qu’il a administrée, surveillée ou contrôlée. Le pantouflage correspond à l’une des configurations dans lesquelles ce conflit d’intérêts peut se matérialiser : par exemple, lorsqu’un agent ayant participé à des décisions concernant une entreprise rejoint ensuite cette même entreprise, ou prépare son départ tout en continuant à intervenir sur des dossiers la touchant.

Ainsi, si tout pantouflage n’est pas pénalement répréhensible, il peut le devenir dès lors que les éléments constitutifs du délit sont réunis : intervention passée sur un dossier, lien d’influence, intérêt personnel dans l’issue de la décision, ou participation à une opération concernant l’entreprise d’accueil future.

Cette approche permet de comprendre que le pantouflage n’est pas un régime juridique à part, mais l’une des formes les plus sensibles dans lesquelles peut se manifester la prise illégale d’intérêts.

Sources

J. Lasserre Capdeville, « Le délit de “ pantouflage ”» AJCT 2011. 395.

E. Dreyer, « Pantouflage ou service – présidentiel – commandé ? », D. 2012. 2782.

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