Réforme du régime des nullités en droit des sociétés et triple test : tout comprendre

Le 1er octobre 2025 marque une date importante pour les praticiens du droit des sociétés. L’ordonnance n° 2025-229 du 12 mars 2025, prise sur habilitation de la loi du 13 juin 2024 dite loi « Attractivité », réforme en profondeur le régime des nullités en droit des sociétés, tant civiles que commerciales. Son objectif affiché est clair : simplifier, unifier et sécuriser le droit des nullités, en réduisant les contentieux liés à la fragilité des actes et décisions sociales.

Derrière cette réforme d’apparence technique, c’est un véritable changement de philosophie : le droit des nullités cesse d’être une arme automatique pour devenir un instrument de proportionnalité et d’équilibre, au service de la stabilité de la vie sociale.

Une réforme pour sécuriser les sociétés

Le régime antérieur des nullités, issu pour l’essentiel des articles L. 235-1 à L. 235-14 du Code de commerce, reposait sur une logique de sanction large et incertaine : de nombreuses décisions sociales pouvaient être annulées pour des vices parfois mineurs, ouvrant la voie à des effets en chaîne. La Cour de cassation a récemment illustré ce risque dans une société civile de construction-vente : l’annulation de l’exclusion d’un associé avait entraîné la remise en cause de toutes les assemblées tenues entre-temps, l’associé ayant retrouvé rétroactivement sa qualité d’associé et n’ayant pas été convoqué aux assemblées concernées (Cass. com., 18 juin 2025, n° 23-20.593). Cette logique de « nullités en cascade » fragilisait la sécurité juridique de la société tout entière.

L’ordonnance vient précisément répondre à ce type de situation. Elle introduit deux mécanismes de stabilisation :
– la limitation des nullités en cascade (art. 1844-15-1 et 1844-15-2 C. civ.) : la nullité d’une nomination ou d’un maintien irrégulier ne contamine plus les décisions prises par l’organe en cause, et le juge peut différer dans le temps les effets d’une nullité pour éviter des conséquences manifestement excessives ;
– le triple test du juge, qui impose désormais un contrôle approfondi avant toute annulation.

Le triple test : un contrôle inédit du juge

C’est sans doute la nouveauté la plus emblématique de la réforme. L’article 1844-12-1 du Code civil impose désormais au juge saisi d’une action en nullité d’appliquer un triple test. Une décision sociale ne pourra être annulée que si trois conditions cumulatives sont réunies :
– le demandeur doit démontrer un grief réel, c’est-à-dire une atteinte à l’intérêt protégé par la règle violée ;
– l’irrégularité doit avoir eu une influence effective sur le sens de la décision ;
– enfin, les conséquences de la nullité ne doivent pas être excessives pour l’intérêt social.

Autrement dit, la nullité n’est plus un réflexe automatique : elle devient une sanction proportionnée. Le juge doit mettre en balance les intérêts en présence et ne prononcer l’annulation qu’en dernier recours. Ce triple filtre renforce considérablement la sécurité juridique, en dissuadant les recours opportunistes ou stratégiques.

Cette évolution s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence récente, qui conditionnait déjà la nullité d’une assemblée au fait que l’irrégularité ait pu influer sur le résultat du vote (Cass. com., 15 mars 2023, n° 21-18.324). Mais la réforme va plus loin : le demandeur devra prouver que l’irrégularité a effectivement modifié le résultat, et non qu’elle aurait pu le faire.

Fin des nullités automatiques et cascade d’annulations

L’ordonnance met fin à un effet redouté par les praticiens : les nullités en cascade. Jusqu’ici, l’annulation d’un acte, d’une nomination ou d’une exclusion pouvait entraîner mécaniquement l’annulation de toutes les décisions prises ensuite, même plusieurs années plus tard.

L’affaire de la SCCV Les Bâtisseurs de Bourbon (Cass. com. 18-6-2025 n° 23-20.593 F-D, Sté les Bâtisseurs de Bourbon c/ Sté Groupe Sobefi) en est une parfaite illustration : l’annulation de l’exclusion d’un associé avait rétroactivement rétabli ses droits, rendant nulles les assemblées auxquelles il n’avait pas été convoqué pendant son éviction. Résultat : la prorogation même de la société pouvait être remise en cause.

Désormais, cette spirale est freinée. Le Code civil prévoit expressément que la nullité d’une nomination ou d’un maintien irrégulier n’entraîne plus celle des décisions prises par l’organe concerné (art. 1844-15-1). Le juge peut en outre moduler les effets de la nullité dans le temps s’il estime qu’une rétroactivité complète porterait atteinte à l’intérêt social (art. 1844-15-2). Autrement dit, l’annulation d’une exclusion ou d’un acte social ne déstabilise plus nécessairement tout l’édifice.

Unification du régime et simplification du droit

Jusqu’à présent, deux régimes coexistaient : celui du Code civil pour les sociétés civiles et celui du Code de commerce pour les sociétés commerciales. Cette dualité entretenait l’incertitude : certaines nullités dépendaient du Livre II du Code de commerce, d’autres du droit commun des contrats.

Désormais, tout est regroupé dans le Code civil, aux articles 1844-10 et suivants. Les articles L. 235-1 à L. 235-14 du Code de commerce sont purement abrogés. Les sociétés civiles et commerciales relèvent d’un régime commun, plus lisible : la nullité ne pourra résulter que de la violation d’une disposition impérative de droit des sociétés ou d’une cause de nullité du droit commun des contrats.

Cette unification permet de clarifier les règles applicables et d’éviter les divergences d’interprétation entre chambres civiles et commerciales. Elle marque également la fin d’une conception formaliste : ce n’est plus la localisation du texte (dans tel ou tel code) qui détermine la sanction, mais son caractère impératif.

La SAS, grande gagnante de la réforme

Si la réforme vise l’ensemble des sociétés, elle offre un avantage décisif à la SAS. L’article L. 227-20-1 nouveau du Code de commerce autorise désormais les statuts à prévoir la nullité des décisions sociales prises en violation de leurs dispositions.
C’est une révolution silencieuse : jusqu’ici, la violation des statuts n’entraînait pas la nullité, sauf lorsqu’une disposition légale impérative était en jeu. La Cour de cassation l’avait rappelé à plusieurs reprises (arrêts Larzul 1 du 18 mai 2010 et Larzul 2 du 15 mars 2023). Désormais, les associés peuvent eux-mêmes choisir de donner une véritable force contraignante à leurs statuts.

En pratique, cette innovation offre aux rédacteurs d’actes un nouvel outil pour faire respecter les règles internes : la nullité devient contractualisée. Les statuts pourront par exemple prévoir la nullité d’une décision prise sans respecter les règles de majorité, de convocation, ou de compétence des organes. Elle pourra aussi sanctionner la violation des clauses de nomination, de révocation ou de rémunération des dirigeants.

Mais cette liberté n’est pas absolue. La clause de nullité ne peut viser que les règles établies par les statuts : elle ne saurait sanctionner la violation d’un pacte d’actionnaires ou d’un règlement intérieur. Et, surtout, le juge restera gardien du dispositif : il appliquera toujours le triple test. Autrement dit, même lorsqu’une nullité est prévue dans les statuts, elle ne sera pas automatique.

Cette innovation renforce encore l’attractivité de la SAS, déjà la forme la plus choisie en France avec plus de 1,7 million d’entités. Elle offre un véritable moyen de contrainte interne, là où les pactes d’actionnaires restaient souvent sans sanction judiciaire efficace. Pour les praticiens, c’est une nouvelle manière de sécuriser les équilibres entre associés et d’éviter la dérive de certaines pratiques de gouvernance.

Un juge au cœur du dispositif

Le rôle du juge sort profondément transformé. Il ne se borne plus à constater une irrégularité : il doit désormais apprécier sa gravité, ses effets et sa proportionnalité.
Le triple test lui confère un pouvoir de modulation inédit : il peut refuser d’annuler une décision si la violation n’a eu aucune incidence réelle, ou s’il estime que la nullité compromettrait la continuité de la société. Il peut même différer les effets de l’annulation dans le temps, par exemple pour laisser à la société la possibilité de régulariser ou d’organiser sa succession juridique.

La nullité cesse donc d’être une sanction purement technique. Elle devient une mesure d’équilibre, adaptée aux intérêts en jeu, intégrant la notion d’intérêt social et la préservation de la vie économique.

Un régime plus rapide et plus lisible

Autre changement concret : le délai de prescription de l’action en nullité passe de trois à deux ans (art. 1844-14 C. civ.). Cette réduction vise à limiter les contestations tardives et à favoriser la stabilité des décisions sociales. L’action s’éteint désormais plus vite, sauf dispositions spécifiques (fusions, scissions, augmentations de capital).

Le dispositif unifié est aussi plus clair. Les causes de nullité sont désormais énumérées de manière exhaustive : incapacité de tous les fondateurs, violation du nombre minimal d’associés, violation d’une disposition impérative du droit des sociétés, ou cause de nullité de droit commun (erreur, dol, objet illicite, etc.). Le champ de la nullité est ainsi recentré sur les hypothèses vraiment graves.

Une réforme pensée pour la sécurité juridique

L’esprit de la réforme est avant tout pragmatique : il ne s’agit pas de dépénaliser la nullité, mais d’en faire un instrument de stabilité. En limitant les nullités automatiques et en recentrant le contrôle sur les irrégularités réellement préjudiciables, le législateur cherche à rétablir la confiance dans les décisions sociales.

Les praticiens savent combien une nullité peut devenir une arme procédurale : un associé minoritaire peut bloquer un projet de restructuration, une erreur formelle peut remettre en cause une augmentation de capital, une irrégularité dans la nomination d’un dirigeant peut fragiliser tout un exercice comptable. Le nouveau régime met fin à cette insécurité permanente.

Le principe du triple test, la possibilité pour le juge de moduler les effets de l’annulation, et la fin des nullités en cascade traduisent un même objectif : protéger la société avant tout. C’est l’intérêt social, et non plus la pure technique, qui devient le fil conducteur du droit des nullités.

Ce que cela change pour les avocats et les dirigeants

Pour les avocats, cette réforme impose une approche plus stratégique du contentieux. Il ne suffira plus d’invoquer une irrégularité : il faudra démontrer un préjudice réel, un lien de causalité, et une proportionnalité.
Les écritures devront être repensées : démontrer l’intérêt protégé par la règle, évaluer l’influence sur la décision et anticiper la défense fondée sur l’intérêt social.

Pour les dirigeants et les rédacteurs de statuts, le travail de prévention prend une dimension nouvelle. La réforme incite à soigner la rédaction des clauses statutaires, notamment dans les SAS, où les nullités statutaires deviennent un véritable levier disciplinaire. Mais cette liberté doit être maniée avec mesure : trop de clauses de nullité peuvent fragiliser la société au lieu de la protéger.

En résumé

La réforme des nullités, applicable à compter du 1er octobre 2025, transforme profondément la mécanique du droit des sociétés.
– Le régime est désormais unifié dans le Code civil, applicable à toutes les sociétés.
– Le juge doit appliquer un triple test avant toute annulation.
– Les nullités en cascade sont contenues.
– La SAS obtient la faculté d’inscrire dans ses statuts des nullités internes, véritable innovation du droit français.
– Le délai de prescription est ramené à deux ans.

L’ensemble de ces mesures vise à rétablir un équilibre entre la rigueur juridique et la sécurité des affaires.

Conclusion

Cette réforme, annoncée comme technique, marque en réalité une évolution culturelle : la nullité n’est plus un réflexe, mais une exception. Elle oblige chacun – juge, avocat, associé, dirigeant – à s’interroger sur la finalité réelle de la sanction.

Dans les mois à venir, la jurisprudence précisera l’application de ce triple test et la portée des nullités statutaires. Mais une chose est sûre : le droit des sociétés entre dans une ère de stabilité.

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