La question est récurrente, souvent sensible, parfois conflictuelle. Lorsqu’un avocat collaborateur quitte un cabinet, une interrogation surgit presque immédiatement : que deviennent les dossiers et les clients avec lesquels il travaillait ?
L’expression « partir avec un client » est pourtant juridiquement inexacte et déontologiquement trompeuse. Elle suppose une appropriation ou un transfert, là où le droit positif et la déontologie des avocats reposent sur un principe fondamental : le client est libre de choisir son avocat.
Le Règlement intérieur national (RIN), complété par le Guide de la collaboration du Conseil national des barreaux (CNB), ne raisonne donc pas en termes de “clientèle emportée”, mais en termes de liberté, loyauté et équilibre déontologique entre l’ancien collaborateur, le cabinet quitté et le client.
Encore faut-il maîtriser précisément ce cadre, car la frontière entre exercice légitime de la profession et manquement déontologique peut être ténue.
Le principe directeur : la liberté du client et la liberté d’établissement de l’avocat
Le point de départ est clair. Le RIN pose une interdiction de principe à toute entrave à l’avenir professionnel du collaborateur. Il énonce expressément :
« Toute stipulation limitant la liberté d’établissement ultérieure est prohibée. »
Cette règle vise à empêcher toute clause ou pratique qui aurait pour effet de dissuader un collaborateur de s’installer, de rejoindre une autre structure ou d’exercer librement après la rupture de son contrat.
Elle s’inscrit dans une logique plus large : la clientèle n’appartient pas au cabinet. Elle n’est ni cessible ni appropriable. Le Guide de la collaboration du CNB le rappelle sans ambiguïté : il n’existe aucune interdiction de principe pour un ancien collaborateur d’assister un client du cabinet qu’il quitte.
Mais cette liberté n’est pas synonyme d’absence de règles.
L’encadrement central du RIN : l’obligation d’information pendant deux ans
Le RIN introduit un mécanisme de régulation essentiel à l’article 14.7.6. Il ne vise pas tous les clients du cabinet, mais une catégorie précise :
« Le client s’entend comme celui avec lequel l’ancien collaborateur aura été mis en relation pendant l’exécution du contrat. »
Pour ces clients-là, le texte impose une obligation spécifique :
« Dans les deux ans suivant la rupture du contrat, l’avocat collaborateur devra aviser le cabinet dans lequel il exerçait, avant de prêter son concours à un client de celui-ci. »
Trois éléments doivent être soulignés.
D’abord, l’obligation est temporaire : elle est strictement limitée à deux ans à compter de la rupture.
Ensuite, elle est formelle : il s’agit d’un devoir d’information, non d’une demande d’autorisation.
Enfin, elle est personnalisée : elle ne concerne que les clients avec lesquels le collaborateur a effectivement été mis en relation, et non l’ensemble du portefeuille du cabinet.
Le Guide du CNB insiste sur ce point et confirme que cette information s’impose même lorsque le client prend lui-même l’initiative de contacter l’ancien collaborateur.
L’interdiction structurante : démarchage et concurrence déloyale
La ligne rouge est posée par le RIN de manière explicite :
« L’ancien collaborateur doit s’interdire toute pratique de concurrence déloyale. » (article 14.7.6)
C’est ici que se situe l’essentiel du risque disciplinaire.
Le Guide de la collaboration apporte une précision déterminante : cette interdiction prohibe notamment le fait de démarcher les clients du cabinet aux fins de les récupérer à son propre compte.
En pratique, la distinction est la suivante.
Lorsqu’un client contacte spontanément l’ancien collaborateur après son départ, la situation est en principe licite, sous réserve du respect des autres règles déontologiques.
En revanche, toute initiative proactive de l’ancien collaborateur visant à informer, solliciter ou inciter les clients du cabinet à le suivre est susceptible de caractériser une concurrence déloyale.
Ce n’est donc pas le résultat (le client qui change d’avocat) qui est sanctionné, mais le processus ayant conduit à ce changement.
La reprise d’un dossier existant : la succession d’avocats
Dans de nombreux cas, le client qui choisit de suivre l’ancien collaborateur souhaite la poursuite d’un dossier déjà engagé. Juridiquement et déontologiquement, cette situation relève des règles de la succession d’avocats prévues par l’article 9 du RIN.
Le nouvel avocat doit alors :
- vérifier si un confrère était déjà chargé du dossier ;
- informer ce confrère par écrit avant toute diligence ;
- s’enquérir des honoraires éventuellement dus ;
- attendre la transmission des pièces, l’avocat dessaisi ne disposant d’aucun droit de rétention.
En cas de difficulté, notamment sur la restitution du dossier ou la rémunération, le bâtonnier est compétent pour trancher.
Il importe peu que l’ancien collaborateur ait déjà travaillé sur le dossier pendant la collaboration : à compter de son départ, il intervient en qualité de nouvel avocat.
Le verrou absolu : conflits d’intérêts et secret professionnel
Même lorsque toutes les conditions précédentes sont réunies, la reprise d’un client peut rester impossible.
Le RIN rappelle en effet que l’avocat ne peut accepter une affaire si le secret d’un ancien client risque d’être violé ou si les informations acquises antérieurement sont susceptibles de favoriser indûment le nouveau client.
Le texte précise que ces règles s’appliquent pleinement dans les relations entre l’avocat collaborateur et le cabinet avec lequel il collaborait.
Le Guide du CNB souligne que, dans la pratique, le conflit d’intérêts constitue la limite la plus fréquente et la plus sérieuse au développement ultérieur de la clientèle d’un ancien collaborateur.
Les clauses contractuelles prohibées
Le Guide de la collaboration identifie clairement plusieurs clauses contraires à la déontologie :
- toute clause interdisant à un client de confier son dossier à l’ancien collaborateur ;
- toute clause prévoyant une indemnité au profit du cabinet si un client suit le collaborateur ;
- toute clause interdisant au collaborateur de traiter des dossiers de clients dont il a eu connaissance pendant la collaboration.
Ces stipulations sont incompatibles avec le principe posé par le RIN de liberté d’établissement ultérieure.
Synthèse opérationnelle
Un avocat collaborateur ne peut jamais organiser un “transfert” de clients.
En revanche, il peut parfaitement accepter qu’un client fasse le choix de lui confier son dossier, à condition de respecter cumulativement :
- l’obligation d’information du cabinet pendant deux ans lorsque le client est concerné par l’article 14.7.6 ;
- l’interdiction de tout démarchage ou comportement assimilable à une concurrence déloyale ;
- les règles de la succession d’avocats ;
- les exigences strictes en matière de secret professionnel et de conflits d’intérêts.
Conclusion
La déontologie des avocats ne protège ni une clientèle ni un cabinet contre le départ d’un collaborateur. Elle protège avant tout la liberté du client, tout en exigeant de l’avocat une loyauté irréprochable dans la manière dont cette liberté s’exerce.
Parler de “partir avec un client” est donc un contresens.
La vraie question est celle-ci : le collaborateur a-t-il respecté le cadre déontologique qui conditionne l’exercice libre et loyal de la profession ?
