En droit des affaires, le principe de la séparation entre la personnalité morale d’une société et celle de ses associés est fondamental. Il permet aux associés de limiter leur responsabilité aux apports réalisés dans le capital de la société, sans être personnellement tenus des dettes sociales. Autrement dit, une société, en tant que personne morale distincte, possède ses propres droits, obligations, et son propre patrimoine, séparé de celui de ses associés. C’est ce que l’on appelle le “voile corporatif”, ou “voile de la personnalité morale”.
Cependant, il existe des circonstances exceptionnelles dans lesquelles il devient nécessaire, du point de vue juridique, de “lever le voile corporatif”. Cette démarche consiste à ignorer cette séparation entre la personne morale de la société et celle de ses associés, dans le but de tenir ces derniers personnellement responsables de certaines obligations de la société. Mais attention, cette levée du voile corporatif ne s’opère que dans des cas bien précis et selon des critères stricts.
Le concept de levée du voile corporatif revêt donc une importance capitale pour les entrepreneurs, dirigeants, créanciers ou même les victimes d’abus commis par certaines sociétés. Il est souvent utilisé pour lutter contre des comportements abusifs de certains dirigeants ou associés qui profitent de la personnalité morale de la société pour échapper à leurs responsabilités.
La levée du voile corporatif est un outil à double tranchant. D’un côté, elle protège les droits des tiers en permettant de faire tomber la barrière artificielle créée par la personnalité morale lorsqu’elle est utilisée à des fins frauduleuses ou injustes. De l’autre, elle soulève des enjeux complexes pour les dirigeants et associés, qui peuvent se retrouver exposés à des risques personnels s’ils ne respectent pas les règles qui entourent la gestion des sociétés.
Cet article vise à expliquer en détail les conditions dans lesquelles le juge peut être amené à lever le voile corporatif, les conséquences juridiques de cette décision, ainsi que les différentes approches selon les types de sociétés et les législations en vigueur. Nous aborderons également les stratégies à adopter pour prévenir ce risque, tant pour les créanciers cherchant à protéger leurs intérêts que pour les dirigeants souhaitant éviter des responsabilités personnelles injustifiées.
Un concept popularisé aux USA
Cet article est né de l’histoire racontée dans le livre “The Buffalo Creek Disaster: How the Survivors of One of the Worst Disasters in Coal-Mining History Brought Suit Against the Coal Company- And Won” présent dans la bibliographie de mon cursus à University College London.
Gerald M. Stern y raconte comment les survivants de la catastrophe minière de Buffalo Creek ont intenté un procès contre la compagnie de charbon Pittston Coal Company et ont réussi à “pierce the corporate veil”.
Après la rupture d’un barrage en 1972, Pittston a tenté d’échapper à ses responsabilités en affirmant que seule sa filiale locale, Buffalo Mining Company, était responsable, car juridiquement distincte.
Cependant, les avocats des victimes ont prouvé que la filiale impécunieuse Buffalo Mining n’était qu’une façade sans autonomie réelle, contrôlée directement par Pittston.
Les tribunaux ont alors levé le voile corporatif, considérant que la société mère devait être tenue responsable des décisions ayant conduit au désastre, et ce, malgré la séparation juridique des entités.
Cette levée du voile a permis de toucher Pittston directement, aboutissant à un règlement de 13,5 millions de dollars, démontrant l’intérêt pratique de cette stratégie pour obtenir réparation auprès de grandes sociétés.
Quelle traduction pour piercing the corporate veil ?
Il est toujours compliqué de tenter de traduire un concept juridique anglo-saxon en français, surtout quand la langue anglaise a cette capacité de dire tant en si peu.
Nous pouvons néanmoins proposer les formulations suivantes :
- La levée du voile sociale
- La percée du voile de la personnalité morale
- Lever le voile de la personnalité morale (Plus explicite en insistant sur la séparation entre la société et ses membres)
- Ignorer la personnalité juridique de la société (Formulation plus descriptive, souvent utilisée en doctrine juridique française)
- Écarter la personnalité morale (Couramment employé en droit français dans certains contextes spécifiques)
- Transpercer le voile de la société (Traduction plus littérale, mais compréhensible)
- Briser le voile de la société (Variante qui garde l’idée de dépasser la protection qu’offre la personnalité morale)
Quelle existence en droit français ?
L’étude du droit comparé permet de réaliser que finalement dans chaque système existent les grands principes de droit identiques qui subissent simplement des aménagements. Aucun système national n’est vraiment original et ne se démarque d’un autre.
Voici comment lever le voile social en France.
Action en comblement de passif (Article L651-2 du Code de commerce)
- Conditions : Lorsque le dirigeant a commis des fautes de gestion qui ont contribué à la cessation de paiement d’une entreprise en liquidation judiciaire.
- Conséquence : Le tribunal peut condamner le dirigeant à prendre en charge tout ou partie des dettes de la société sur son patrimoine personnel.
Extension de la procédure collective (confusion des patrimoines)
- Conditions : Si les patrimoines de la société et des associés ou d’une autre société sont confondus, notamment si les comptes de la société ne sont pas séparés de ceux de ses dirigeants (mélange des biens).
- Conséquence : L’extension permet de considérer les dettes comme communes et de poursuivre les dirigeants ou une autre société liée.
Responsabilité pénale des dirigeants , Abus de biens sociaux (Articles L241-3 et L242-6 du Code de commerce)
- Conditions : Lorsqu’un dirigeant utilise les biens ou les crédits de la société à des fins personnelles ou contraires à l’intérêt de la société.
- Conséquence : Ce délit est puni de sanctions pénales, et les dirigeants peuvent être tenus responsables personnellement.
Fraude ou simulation
- Conditions : Lorsqu’il est prouvé que la création ou l’utilisation d’une société a été réalisée dans le but de frauder les droits des créanciers (par exemple, en détournant des actifs).
- Conséquence : Le juge peut décider d’ignorer la personnalité juridique de la société pour faire remonter la responsabilité à ses dirigeants ou associés.
Abus de majorité ou abus de droit (jurisprudence)
- Conditions : Dans une société, lorsqu’un actionnaire majoritaire ou dirigeant utilise sa position pour prendre des décisions contraires à l’intérêt social, au détriment des autres associés ou des créanciers.
- Conséquence : Le juge peut prononcer la nullité des actes ou engager la responsabilité personnelle de l’auteur des abus.
Levée du voile en matière fiscale
- Conditions : L’administration fiscale peut, dans certaines conditions (fraude fiscale, abus de droit), ignorer la personnalité morale d’une société pour poursuivre directement ses associés ou dirigeants.
- Conséquence : Les dirigeants peuvent être condamnés personnellement à payer les impôts dus par la société.