La clause d’habitation bourgeoise est l’une des stipulations les plus anciennes, les plus répandues et les plus mal comprises des règlements de copropriété. Derrière une expression d’apparence anodine, parfois perçue comme un simple héritage stylistique des règlements du début du XXe siècle, se cache en réalité un dispositif juridique puissant : il encadre strictement l’usage des lots privatifs, limite certaines activités, en autorise d’autres, et influence directement la vie quotidienne des copropriétaires.
Avec l’essor des professions libérales exercées à domicile, la multiplication des locations meublées touristiques, l’évolution des usages du télétravail et la recherche de rentabilité immobilière, cette clause est devenue le théâtre d’une abondante jurisprudence. Les juridictions sont aujourd’hui régulièrement saisies pour trancher la compatibilité de diverses activités – du cabinet d’ostéopathie à la location Airbnb – avec la fameuse « destination bourgeoise ».
L’objectif de cet article est d’offrir une analyse claire, approfondie et actualisée de cette clause : d’où vient-elle, ce qu’elle interdit réellement, ce qu’elle permet encore, comment les juges l’interprètent, et quelles stratégies adopter pour éviter les contentieux.
Définir la clause d’habitation bourgeoise
Origine et typologie
La clause d’habitation bourgeoise a longtemps été utilisée pour affirmer le caractère résidentiel, paisible et socialement homogène d’un immeuble. Sa portée dépend cependant de sa formulation exacte.
Clause simple ou relative
La version simple de la clause impose une vocation principalement résidentielle, tout en laissant la porte ouverte à certaines activités professionnelles non intrusives, en particulier les professions libérales. Celles-ci sont traditionnellement admises dès lors qu’elles ne dénaturent pas la tranquillité des lieux.
Clause exclusive
À l’inverse, la clause exclusive prohibe toute activité professionnelle, même discrète. L’usage des lots est alors strictement limité à l’habitation. La moindre activité exercée dans les lieux peut être jugée contraire au règlement, la jurisprudence appliquant strictement ce type de clause.
Destination de l’immeuble versus usage du lot
Il faut distinguer la destination de l’immeuble, qui s’apprécie globalement (standing, configuration, nature des occupants), et l’usage de chaque lot. Un lot ne peut être affecté à une activité incompatible avec la vocation générale de l’immeuble, même si le règlement semble tolérer certaines pratiques.
Cette articulation est essentielle : la destination collective prévaut et oriente l’interprétation de toutes les clauses restrictives.
Portée juridique
Les articles 8 et 9 de la loi du 10 juillet 1965 rappellent que :
- le règlement de copropriété peut imposer des restrictions, mais seulement si elles sont justifiées par la destination de l’immeuble ;
- chaque copropriétaire use librement de ses parties privatives tant qu’il ne porte pas atteinte aux droits des autres ou à la destination collective.
La Cour de cassation souligne depuis longtemps que la clause bourgeoise exclut toute activité commerciale, artisanale ou industrielle, même si elle n’emploie pas expressément ces termes (Cass. 3 févr. 1981). Cette interdiction constitue aujourd’hui un principe directeur de la jurisprudence.
Activités compatibles avec la clause
Professions libérales et théorie de l’équivalence des inconvénients
Dans un immeuble soumis à une clause simple, les professions libérales sont traditionnellement admises : avocat, médecin, psychologue, notaire, masseur-kinésithérapeute, ostéopathe, expert-comptable, etc. La jurisprudence considère qu’elles s’inscrivent dans la logique résidentielle de l’immeuble.
Pour déterminer si une activité est compatible, le juge applique la théorie de l’équivalence des inconvénients : il vérifie si les nuisances générées par l’activité sont comparables à celles d’une occupation résidentielle normale.
Ainsi, une activité libérale dont la clientèle est restreinte, les horaires modérés et les flux peu importants sera généralement admise.
Exemples jurisprudentiels :
- activité d’ophtalmologue ou d’ostéopathe non génératrice de troubles particuliers (CA Paris, 4 juill. 2002) ;
- activité de sophrologue ou de praticien paramédical exerçant seul (CA Bordeaux, 30 janv. 2014).
Activités assimilées tolérées
Certaines activités, bien que non libérales au sens strict, ont été jugées compatibles lorsque leur fonctionnement ne crée pas de gêne particulière :
- petite activité syndicale ou associative ;
- club de bridge limitant l’accueil du public (Cass. 6 déc. 2005) ;
- enseignement individuel à domicile ;
- crèche ou micro-structure avec accès indépendant et flux contrôlés.
Dans ces hypothèses, le juge analyse de manière fine les conditions concrètes d’exercice, la fréquence et l’impact sur les parties communes.
Encadrement possible par le règlement
Le règlement peut fixer des conditions plus strictes pour encadrer l’exercice de certaines activités :
- exigence d’occuper également le lot à titre d’habitation ;
- limitation de l’activité à un usage de bureau ;
- interdiction de recevoir du public ;
- liste limitative de professions autorisées.
Ce type de clause est parfaitement valable dès lors qu’il est cohérent avec la destination de l’immeuble.
Activités prohibées ou risquées
Interdictions courantes
La clause bourgeoise, qu’elle soit simple ou exclusive, interdit systématiquement :
- les commerces (ex. agence immobilière, boutique, salon de coiffure) ;
- les activités artisanales ;
- les activités paramédicales salariées ;
- les cabinets collectifs ou structures recevant une clientèle importante ;
- les structures d’accueil ou de soins nécessitant un passage intensif.
Appréciation par les juges
Les juridictions examinent plusieurs critères objectifs :
- le nombre de visiteurs quotidien ;
- l’impact sur les parties communes (bruit, va-et-vient, sécurité) ;
- les horaires d’activité ;
- la transformation éventuelle du lot ;
- la gêne ressentie par les autres occupants.
Ainsi, une activité peut être interdite même si elle paraît a priori modérée, dès lors qu’elle altère la tranquillité ou le fonctionnement normal de l’immeuble.
La location meublée touristique face à la clause bourgeoise
Jurisprudence classique : une incompatibilité largement admise (2013–2020)
Pendant près d’une décennie, la jurisprudence a adopté une position particulièrement ferme à l’égard de la location meublée touristique de courte durée. Sous l’effet conjugué de l’essor des plateformes de type Airbnb et de la réglementation issue de l’article L. 631-7 du Code de la construction et de l’habitation, les juridictions ont majoritairement considéré que ces locations présentaient les caractéristiques d’une activité commerciale, par nature incompatible avec une clause d’habitation bourgeoise, même simple.
Les juges ont progressivement identifié un faisceau d’indices permettant de qualifier l’activité :
- rotation rapide et permanente d’occupants anonymes ;
- flux incessant d’arrivées et de départs, souvent à des heures tardives ;
- bruits nocturnes, valises à roulettes, portes qui claquent, rassemblements ponctuels ;
- atteintes à la sécurité, liées à la multiplication des codes, clés ou boîtes à clés ;
- déstabilisation de la vie collective, puisque les occupants ne s’inscrivent plus dans la durée.
Ces éléments ont conduit les juridictions à rapprocher l’activité touristique du para-hôtelier, et donc de l’activité commerciale prohibée dans un immeuble à destination bourgeoise.
Décisions structurantes : CA Paris, 11 sept. 2013 ; CA Paris, 21 mai 2014 ; Cass. 3e civ., 8 mars 2018 ; Cass. 3e civ., 27 févr. 2020. Toutes confirment que la location touristique répétée excède les tolérances habituelles d’un immeuble résidentiel.
Revirement partiel : l’arrêt Cass. 3e civ., 25 janvier 2024
Les faits et la décision
L’arrêt du 25 janvier 2024 constitue un infléchissement notable. Dans une résidence située à Morzine, plusieurs copropriétaires donnaient leurs lots en location saisonnière, mais sans fournir aucun service para-hôtelier : pas d’accueil structuré, pas de ménage quotidien, pas de fourniture de linge, pas de petit déjeuner.
La cour d’appel avait qualifié l’activité de civile, et non commerciale, la rendant compatible avec la clause bourgeoise. La Cour de cassation valide cette appréciation :
une location meublée touristique ne devient commerciale que si elle s’accompagne de prestations hôtelières significatives.
En l’absence de ces services, elle conserve sa nature civile.
Cet arrêt marque une rupture avec la logique d’assimilation automatique de la période précédente.
Mon avis
- la destination de l’immeuble en droit de la copropriété constitue une notion autonome, qui ne se confond ni avec le droit administratif (changement d’usage) ni avec le droit fiscal (TVA, services para-hôteliers) ;
- l’appréciation doit être contextualisée : l’usage naturel d’un appartement à Morzine n’est pas celui d’un immeuble bourgeois haussmannien ;
- l’analyse doit porter avant tout sur la gêne effective, et non sur une qualification théorique.
La Cour de cassation redonne ainsi tout son poids à l’appréciation souveraine du juge du fond.
Confirmation du courant strict : l’arrêt CA Paris, 25 octobre 2023
Les faits et la décision
Quelques mois avant ce revirement partiel, la cour d’appel de Paris rendait une décision particulièrement sévère. Deux SCI avaient obtenu une autorisation de changement d’usage au titre du CCH et exploitaient plusieurs lots en Airbnb dans un immeuble doté d’une clause d’habitation bourgeoise.
Malgré cette autorisation administrative, la cour juge l’activité illicite et ordonne sa cessation.
Critères retenus
La cour d’appel fonde sa décision sur plusieurs éléments déterminants :
- nuisances concrètes et répétées : bruit, passages incessants, manipulations de bagages ;
- atteinte à la tranquillité d’un seul occupant – suffisante pour caractériser la violation ;
- incompatibilité structurelle entre la rotation touristique et la vocation résidentielle de l’immeuble.
Elle écarte en outre une résolution d’assemblée générale ayant autorisé cette activité, au motif qu’elle portait atteinte à la destination de l’immeuble.
Comparaison Paris / Morzine : deux visions conciliables mais opposées
L’analyse croisée de ces décisions révèle une opposition nette entre :
- Paris, où la jurisprudence adopte une approche rigide, centrée sur la protection du calme et de la stabilité résidentielle ;
- les stations touristiques, où les juges reconnaissent qu’une location ponctuelle et non professionnelle peut s’inscrire naturellement dans la vocation de l’immeuble.
Ces divergences ne traduisent pas une incohérence, mais l’application d’un même principe fondamental :
la destination de l’immeuble se déduit de ses caractéristiques propres, de sa situation et des attentes légitimes de ses occupants.
Le juge du fond demeure le maître de cette appréciation.
Sanctions en cas de non-respect
Actions possibles
En cas d’activité contraire à la clause bourgeoise, le syndicat des copropriétaires peut obtenir :
- la cessation immédiate de l’activité, éventuellement sous astreinte ;
- des dommages-intérêts pour trouble anormal de voisinage ;
- des mesures dirigées contre le locataire fautif, lorsque cela est justifié ;
- l’exercice d’une action oblique contre un copropriétaire défaillant.
Appréciation du juge
Les juridictions tiennent compte :
- de l’intensité et de la répétition des troubles ;
- de la licéité et de la clarté de la clause ;
- de la compatibilité objective entre l’activité et la destination de l’immeuble ;
- du comportement des copropriétaires impliqués.
Cette appréciation globale permet d’ajuster la sanction à la gravité de la situation.
Jurisprudence classique : l’incompatibilité (2013–2020)
Entre 2013 et 2020, la jurisprudence a majoritairement requalifié les locations meublées touristiques de courte durée en activités commerciales incompatibles avec la clause d’habitation bourgeoise.
Les juges ont mis en avant :
- la rotation permanente des locataires ;
- la fréquence des arrivées et départs ;
- le bruit nocturne ;
- l’atteinte à la sécurité des lieux ;
- la déstabilisation de la vie collective.
Décisions marquantes : CA Paris 2013 et 2014 ; Cass. 8 mars 2018 ; Cass. 27 févr. 2020.
Revirement partiel : l’arrêt Cass. 3e civ., 25 janvier 2024
Les faits et la décision
Dans une résidence de montagne à Morzine, plusieurs copropriétaires louaient leur bien sans fournir de services para-hôteliers. La cour d’appel avait jugé l’activité civile et compatible avec la clause bourgeoise.
La Cour de cassation confirme en rappelant que la qualification commerciale suppose des prestations hôtelières significatives : ménage quotidien, linge de maison, accueil structuré, petit déjeuner.
Sans ces services, la location reste civile.
Mon avis
- la destination de l’immeuble en copropriété est une notion autonome, distincte du droit fiscal ou administratif ;
- l’activité doit être appréciée contextuellement : Paris n’est pas Morzine ;
- le juge doit évaluer la gêne réelle, et non appliquer une interdiction automatique.
Confirmation du courant strict : arrêt CA Paris, 25 octobre 2023
Les faits et la décision
Deux SCI louaient en Airbnb plusieurs lots dans un immeuble bourgeois parisien. Malgré l’autorisation administrative de changement d’usage, la cour d’appel juge l’activité incompatible avec la destination de l’immeuble.
Critères retenus
- nuisances avérées (passage, bruit nocturne, incivilités) ;
- atteinte suffisante à la tranquillité d’un seul copropriétaire ;
- incompatibilité structurelle avec la vocation résidentielle de l’immeuble.
Bilan comparatif Paris / Morzine
L’analyse croisée montre deux approches distinctes :
- Paris : approche stricte, priorité au silence et à la stabilité résidentielle ;
- Stations touristiques : approche fonctionnelle, prise en compte de l’usage local naturel du bien.
Le juge du fond reste souverain, mais la méthode d’examen est cohérente : analyse du règlement, de la destination, du contexte, et des nuisances.
Sanctions en cas de non-respect
Actions possibles
Le syndicat peut obtenir :
- la cessation de l’activité sous astreinte ;
- la condamnation à dommages-intérêts ;
- des mesures contre le locataire fautif ;
- l’action oblique contre un copropriétaire négligent.
Appréciation du juge
Le juge tient compte notamment :
- de l’importance des troubles ;
- de la licéité de la clause ;
- de la compatibilité objective
