Les cagnottes en ligne ont quitté depuis longtemps le cadre privé. Elles sont devenues un instrument de mobilisation collective, capable de lever des centaines de milliers d’euros en quelques heures. Leur simplicité laisse croire que tout serait possible : un titre accrocheur, une description émotive, un lien partagé, et la solidarité opère.
Il n’en est rien.
Une cagnotte est un contrat, régi par le droit, soumis à des contraintes strictes, et susceptible d’être annulé si son objet ou sa finalité heurte l’ordre public. Les affaires récentes l’ont rappelé : la solidarité numérique, lorsqu’elle touche au pénal, peut basculer en terrain miné.
L’exemple le plus frappant demeure l’envolée des cagnottes créées dans le sillage d’affaires sensibles, notamment lorsqu’il s’agit de soutenir des personnes mises en examen. La cagnotte ouverte au profit du policier impliqué dans la mort de Nahel en a donné une illustration récente : en quelques jours, elle atteignait près d’1,5 million d’euros avant d’être fermée face aux critiques et aux risques contentieux. Ce type de mobilisation, où se mêlent soutien, opposition, indignation et stratégie, pose une question simple : que permet réellement le droit ?
Le financement participatif : un cadre strict, souvent ignoré du public
Les plateformes de cagnottes ne sont pas des zones franches : elles sont soumises au Code monétaire et financier, doivent être immatriculées à l’Orias et répondre à des obligations d’information poussées. Elles encadrent des contrats :
– l’organisateur définit un objet ;
– les contributeurs versent des fonds en confiance ;
– la plateforme sécurise, traite, restitue et peut fermer la cagnotte si elle devient illicite.
Cette dimension contractuelle fondamentale échappe souvent aux utilisateurs, qui n’imaginent pas qu’une cagnotte puisse engager leur responsabilité, ni qu’elle puisse être annulée rétroactivement.
Premier filtre : la prohibition pénale de financer une condamnation
L’article 40 de la loi du 29 juillet 1881 interdit strictement d’ouvrir ou d’annoncer une cagnotte destinée à payer les amendes, frais ou dommages-intérêts déjà prononcés par une condamnation.
La règle est claire, mais limitée : tant qu’aucune condamnation n’a été rendue, la cagnotte ne tombe pas sous ce texte.
C’est précisément ce qui permet à de nombreuses collectes de s’afficher comme finançant uniquement “les frais de justice”, “la défense”, ou “le soutien à la famille”, même lorsque l’arrière-plan laisse peu de doutes sur la finalité réelle.
Le droit civil prend alors le relais.
L’outil déterminant : la licéité du but du contrat (art. 1162 et art. 6 C. civ.)
Le contrat ne peut déroger à l’ordre public par ses clauses ou par son but, même si les parties n’en ont pas conscience.
Le juge ne s’arrête donc pas à la formulation : il examine la finalité réelle, le contexte de création, les messages diffusés et la portée sociale de la cagnotte.
Deux cas rendent la cagnotte illicite :
1. Lorsqu’elle neutralise, directement ou indirectement, les conséquences d’une éventuelle condamnation
Même avant toute décision, une cagnotte peut être annulée si elle vise à anticiper la prise en charge de ce qui relèverait de la responsabilité personnelle du mis en cause.
2. Lorsqu’elle légitime ou valorise un comportement infractionnel
Un contrat qui soutient symboliquement ou matériellement un acte antisocial heurte l’ordre public.
La cagnotte devient alors illicite dès sa création, indépendamment de toute infraction pénale formelle.
Le précédent de référence : TJ Paris, 6 janv. 2021, RG n° 19/03587
Le tribunal judiciaire de Paris a consacré cette analyse de manière exemplaire dans l’affaire dite du « boxeur gilet jaune ». Une cagnotte avait été ouverte en soutien d’un manifestant qui avait frappé des policiers. La collecte avait été massive. La plateforme avait ensuite suspendu puis refusé le versement. Le bénéficiaire et son épouse avaient alors saisi la juridiction.
La décision est limpide :
– l’objet apparent ne correspondait pas à l’objet réel ;
– la cagnotte ne finançait ni la défense, ni un soutien matériel légitime ;
– elle exprimait un soutien à un “combat”, c’est-à-dire la valorisation d’un acte violent ;
– elle anticipait implicitement la compensation de futures condamnations ;
– le contrat heurtait l’ordre public au point d’être nul.
La juridiction ordonne la restitution intégrale des sommes aux contributeurs.
Cette décision constitue aujourd’hui le socle du contrôle juridictionnel des cagnottes sensibles : le juge ne se contente plus des apparences ; il recherche l’intention profonde et la portée sociale réelle de la collecte.
Le rôle accru des plateformes : un devoir de vigilance
Les plateformes ne peuvent plus invoquer la neutralité technique. Elles doivent :
– fermer les cagnottes manifestement illicites ;
– contrôler l’usage affiché des fonds ;
– anticiper le risque de contentieux ;
– éviter de devenir le vecteur d’une neutralisation de la responsabilité pénale.
Le maintien d’une cagnotte contraire à l’ordre public expose à des risques importants, y compris une mise en cause sur le terrain civil.
Les cagnottes licites : un périmètre clair, mais restreint
Sont considérées comme licites les cagnottes ayant pour objet :
– les frais d’avocat ;
– les frais de procédure ;
– le soutien matériel à la famille du mis en cause ;
– la compensation d’un revenu perdu indépendamment de toute condamnation.
Ces finalités relèvent de la défense et de la solidarité humaine.
Elles ne visent pas à écarter la sanction ni à glorifier l’acte reproché.
Les risques pour les organisateurs : un retour de manivelle brutal
Une cagnotte illicite expose à :
– la nullité du contrat ;
– la restitution intégrale des sommes collectées ;
– une responsabilité civile potentiellement lourde ;
– une responsabilité pénale si la cagnotte finance effectivement une condamnation.
Les organisateurs négligent souvent ces risques. Ils sont pourtant considérables, surtout lorsque les montants collectés se chiffrent en centaines de milliers d’euros.
Conclusion : la solidarité numérique n’échappe pas au droit
Créer une cagnotte, ce n’est pas cliquer sur un bouton : c’est conclure un contrat soumis à l’ordre public.
Lorsqu’elle porte sur une affaire pénale, la cagnotte doit être formulée avec une rigueur absolue :
– soutenir la défense est licite ;
– neutraliser la responsabilité pénale ou valoriser un acte infractionnel ne l’est pas.
Le juge contrôle désormais le but réel, la portée sociale, l’intention implicite.
Et lorsque le but est illicite, la sanction est immédiate : nullité, restitution, et parfois poursuites.
Dans un contexte où les cagnottes deviennent un instrument d’expression sociale et politique, un encadrement juridique précis n’est plus un luxe : c’est une nécessité.
