L’intelligence artificielle s’impose désormais au cœur de la pratique juridique. Recherche documentaire accélérée, synthèse automatisée, aide à la rédaction, analyse de décisions : l’avocat a, pour la première fois, la possibilité d’augmenter significativement sa productivité sans augmenter ses coûts structurels. Cette promesse est irrésistible dans un environnement où le temps manque, où les clients attendent une réactivité immédiate et où la concurrence entre cabinets s’intensifie.
Mais cette promesse s’accompagne d’une tension croissante. Plus l’avocat s’appuie sur l’IA pour aller vite, plus il s’expose à un risque professionnel nouveau : celui de reprendre, sans le vouloir, une information erronée, une jurisprudence qui n’existe pas, une citation inexacte ou un raisonnement juridique approximatif. Les « hallucinations » générées par les modèles de langage — résultats plausibles mais faux — sont désormais documentées, connues et médiatisées. Ce contexte change radicalement la grille d’analyse de la responsabilité de l’avocat. On ne peut plus invoquer la surprise ou l’ignorance : l’avocat sait que l’IA peut se tromper, et il sait qu’il doit vérifier.
Dès lors, comment qualifier juridiquement le manquement consistant à intégrer dans des écritures une jurisprudence inventée par une IA ? De quelles responsabilités l’avocat pourrait-il répondre ? Et comment sécuriser l’usage de ces outils sans renoncer à leur puissance ?
Cet article propose une analyse structurée des trois volets essentiels — disciplinaire, pénal et civil — avant d’exposer les positions émergentes des assureurs RCP et les bonnes pratiques opérationnelles permettant d’utiliser l’IA en sécurité.
L’obligation déontologique de prudence et de vérification
Le fondement premier de la responsabilité de l’avocat face à l’IA est déontologique. Le Livre blanc du barreau de Paris (octobre 2025) rappelle que, « en vertu du principe de prudence [article 1.3 du règlement intérieur national], l’avocat qui a recours à un système d’intelligence artificielle devra nécessairement vérifier la fiabilité des résultats obtenus ». Autrement dit, l’autocontrôle d’un système d’IA est exclu : l’avocat ne peut pas demander à l’outil de vérifier ses propres productions. La vérification doit être humaine, personnelle et effective.
L’obligation de prudence implique donc trois exigences :
- comprendre que l’IA peut générer des erreurs factuelles ou juridiques ;
- vérifier systématiquement les décisions, citations et raisonnements générés ;
- ne jamais présenter dans une procédure un contenu qui n’a pas été recoupé par une source primaire.
Cette règle est simple mais structurante : l’avocat peut utiliser l’IA, mais il doit la contrôler. Ce contrôle n’est pas facultatif ; il conditionne la conformité déontologique de l’usage.
La responsabilité disciplinaire : le premier risque encouru
Le risque disciplinaire est immédiat. L’article 184 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 prévoit des sanctions allant de l’avertissement à la radiation. L’échelle internationale recense déjà plusieurs centaines de sanctions liées à l’usage imprudent de l’IA par des avocats. Le cas le plus médiatisé — l’affaire Mata c/ Avianca aux États-Unis — illustre parfaitement le phénomène : des écritures contenaient des décisions inexistantes générées par ChatGPT ; les avocats ont été sanctionnés malgré leur « bonne foi » apparente.
En France, le manquement à l’obligation de vérification constitue un manquement au principe de prudence. Un avocat qui dépose des conclusions contenant une jurisprudence imaginaire s’expose donc à une procédure disciplinaire, indépendamment de toute intention frauduleuse. Il suffit que le manquement soit caractérisé.
Plus la profession est informée des risques d’hallucinations, plus la barre de l’exigence de prudence s’élève. Ce qui pouvait être perçu comme une erreur excusable en 2023 ne l’est plus en 2025.
La responsabilité pénale : l’hypothèse de l’escroquerie au jugement
L’article 313-1 du code pénal sanctionne les manœuvres frauduleuses destinées à tromper une juridiction. La jurisprudence répressive a déjà jugé que la production d’un faux document peut constituer une escroquerie au jugement (faux contrat de travail Crim. 30 novembre 1995, n°94-84612), fausse facture Crim, 19 septembre 1995, n° 94-85353), fausse attestation Crim. 4 janvier 2005, n° 04-82715).
La question est donc simple : produire une fausse jurisprudence générée par IA peut-il être assimilé à la production d’un faux ?
L’élément matériel de l’infraction pourrait être caractérisé : la pièce est fausse, elle est produite pour influer sur la décision du juge. Reste l’élément intentionnel. Or le droit pénal ne sanctionne pas la négligence. Si l’avocat n’avait pas conscience du caractère faux de la jurisprudence, l’infraction ne peut en principe être retenue.
Toutefois, la situation évolue. Dans une affaire jugée par la cour d’appel de Paris le 8 juillet 2025, deux avocats poursuivis pour production d’un faux document ont été relaxés faute de preuve de leur intention. Mais la décision souligne en creux que l’élément intentionnel pourrait être apprécié plus strictement à l’avenir, à mesure que les hallucinations deviennent un risque connu et prévisible. À terme, un défaut manifeste de vérification pourrait être interprété non plus comme une simple négligence, mais comme une indifférence consciente au risque de produire un faux.
La responsabilité civile professionnelle : le terrain le plus probable
Sur le plan civil, la faute est plus facile à établir : l’avocat doit exercer sa mission avec diligence, sérieux et prudence. Déposer des écritures comportant des jurisprudences inexistantes révèle un défaut de vérification qui peut constituer une faute professionnelle.
La difficulté porte non sur la faute, mais sur le préjudice. Deux situations peuvent se présenter.
Si l’hallucination est détectée avant le jugement, elle sera simplement écartée. Le client pourrait toutefois reprocher à son avocat d’avoir fragilisé sa crédibilité ou irrité le juge. Le préjudice sera alors difficile à démontrer.
Si l’hallucination est révélée après la décision, la partie perdante pourrait rechercher la responsabilité de l’avocat adverse, à condition de démontrer :
– l’impossibilité de détecter l’erreur avant le jugement ;
– un lien direct et immédiat entre la jurisprudence fictive et la solution retenue.
Dans un système dépourvu de précédents obligatoires, la causalité restera délicate à établir. Mais le risque existe, et il va croissant.
La position des assureurs RCP : exclusion ou requalification ?
Les assureurs observent ce phénomène avec attention. Deux tendances se dessinent :
- l’introduction d’exclusions spécifiques liées à l’usage de l’IA ;
- l’invocation de la faute dolosive fondée sur l’article L.113-1 du code des assurances.
Dans ce second scénario, l’assureur pourrait soutenir que le défaut de vérification relève d’une « inéluctabilité consciente » : l’avocat sait que l’IA hallucine, il sait qu’il doit vérifier, mais ne le fait pas. Cette qualification, si elle s’imposait, serait redoutable pour les praticiens. Les discussions à venir entre barreaux, CNB et assureurs seront déterminantes.
Bonnes pratiques pour un usage sécurisé de l’IA en cabinet
L’objectif n’est pas de renoncer à l’IA, mais de l’intégrer dans un cadre maîtrisé. Quelques principes simples permettent de réduire fortement le risque :
– vérifier systématiquement les jurisprudences citées par l’IA sur une base primaire (Legifrance, Doctrine, Lexis)
– recouper chaque raisonnement avec les textes applicables
– ne jamais fournir à l’IA de données nominatives sans anonymisation préalable
– conserver une trace des vérifications effectuées
– utiliser des outils d’IA sécurisés, hébergés en Europe ou localement
– mettre en place une charte interne définissant :
• les usages autorisés
• les contrôles obligatoires
• les limites techniques de l’outil
• les interdictions absolues (données sensibles, documents confidentiels non anonymisés)
Dans cette architecture, l’IA devient un accélérateur, non un substitut. L’avocat reste maître de la qualification, du raisonnement et de la vérification.
Conclusion
L’intelligence artificielle transforme profondément la pratique de l’avocat. Elle offre une puissance d’analyse et une rapidité inédites, mais elle fait peser sur le professionnel une responsabilité accrue. Le risque n’est pas technologique : il est juridique, déontologique et assurantiel. L’avocat doit donc intégrer l’IA dans une démarche de prudence, de vérification et de maîtrise.
L’enjeu n’est pas de choisir entre productivité et sécurité. L’enjeu est d’organiser l’usage de l’IA pour bénéficier de la première sans sacrifier la seconde.
