La lettre d’intention est devenue un passage presque obligé dans les opérations immobilières de grande ampleur. Elle rassure, elle cadre, elle organise—mais elle dissimule aussi un piège : lorsque son contenu est mal compris ou utilisé de manière détournée, elle peut devenir le pivot d’un rapport de force ou d’une action contentieuse agressive.
L’actualité récente l’a démontré de manière spectaculaire avec l’affaire du 13 rue Las Cases, au cœur du VIIᵉ arrondissement de Paris. Une affaire où l’histoire patrimoniale d’une grande famille française, celle de Maurice Couve de Murville, dernier Premier ministre du Général Charles de Gaulle, a été confrontée à ce qui apparaît aujourd’hui comme une tentative d’extorsion civile reposant sur des mécanismes juridiques raffinés mais dévoyés.
Selon les révélations du Parisien (Julien Constant, 23 novembre 2025), deux individus, anciens compagnons à la ville, auraient mis en place un stratagème sophistiqué reposant non pas sur la violence, mais sur l’utilisation du droit civil lui-même comme outil de pression :
fausses identités, association luxembourgeoise fictive, promesses d’investissement fallacieuses, procédures civiles abusives, blocage d’une vente de 49 millions d’euros, et au bout du compte une demande indemnitaires de plus d’un milliard d’euros.
Derrière cette affaire pénale en cours — l’un des protagonistes ayant été arrêté en Suisse, l’autre, chercheur au CNRS spécialiste du Moyen Âge, ayant été mis en examen à Paris pour escroquerie en bande organisée et chantage — se trouve un litige civil majeur, tranché le 10 mars 2025 par le Tribunal judiciaire de Paris (formation PEC sociétés civiles, n° RG 21/08426).
Ce jugement, passé relativement inaperçu du grand public, constitue pourtant l’une des décisions les plus instructives rendues ces dernières années sur la lettre d’intention, la rupture des pourparlers, la responsabilité précontractuelle et les risques de dérive procédurale.
L’objectif de cet article est d’expliquer ce que cette affaire révèle, comment les pratiques des protagonistes ont été déjouées, et quelles leçons doivent en tirer les vendeurs comme les acquéreurs confrontés à des transactions immobilières de grande valeur.
Quand une lettre d’intention ouvre la voie à une machinerie procédurale
Le 9 janvier 2020, l’association luxembourgeoise SOVEREIGN FUND FOR CULTURE – CORINVEST, représentée notamment par Maître Ana ATALLAH, adresse à la SCI DU 13 RUE LAS CASES une lettre d’intention proposant l’acquisition de la totalité des parts sociales et des meubles meublants de l’hôtel particulier familial, pour un montant de 48 900 000 €.
La SCI — dont les associés sont la SA YOUSARA (6 099 999 parts) et le YOUSARA TRUST, administré par la société de l’île de Man CIRCINUS LIMITED — en accuse réception.
Le gérant, M. [T] [G], ajoute une mention manuscrite : « offre acceptée ».
Mais cette apparente acceptation est trompeuse.
Et c’est précisément cette ambiguïté qu’exploitent des acquéreurs peu scrupuleux.
La lettre d’intention rédigée par CORINVEST prévoyait :
- cinq conditions suspensives majeures,
- un audit préalable complet,
- une période d’exclusivité jusqu’au 31 mars,
- une révision possible du prix en fonction des résultats de l’audit,
- et même l’hypothèse où « le projet ne devait pas aboutir ».
Surtout, la SCI demande immédiatement des informations élémentaires mais essentielles pour toute opération de cette nature :
- identité réelle des représentants,
- bénéficiaires économiques,
- véhicule juridique utilisé,
- origine et disponibilité des fonds.
Aucune de ces demandes n’obtient de réponse substantielle.
Ni au 14 janvier, ni au 18, ni aux multiples relances qui suivront.
Les déclarations demeurent floues, les documents inexistants, les promesses purement verbales.
Pourtant, CORINVEST exige l’ouverture d’une data-room, ce que la SCI accepte dans un premier temps, pour montrer sa bonne foi.
Mais face à l’absence totale de transparence de la partie adverse, l’accès est fermé le 3 février 2020.
C’est alors que le mécanisme pernicieux se déploie : CORINVEST saisit la justice civile, soutient que la vente était parfaite, allègue une rupture abusive des négociations, puis réclame 1 190 984 375 € de dommages et intérêts.
Ce schéma, révélé par le Parisien et confirmé par des plaintes similaires en région, repose sur une idée simple :
utiliser la lenteur et la complexité du droit civil pour obtenir un levier financier.
La lettre d’intention ne vaut pas promesse : une clarification bienvenue
Le Tribunal judiciaire de Paris va défaire méthodiquement, point par point, toute la construction de CORINVEST.
D’abord, il rappelle un principe cardinal : la lettre d’intention n’est qu’un document préparatoire.
Elle organise des pourparlers, fixe un cadre, mais n’emporte aucune obligation de conclure.
L’analyse des juges est nette :
- La présence d’un audit.
- L’existence de conditions suspensives déterminantes.
- La mention d’une révision du prix.
- Les diverses réserves expressément formulées.
- L’hypothèse textuelle où le « projet ne devait pas aboutir ».
Tout cela exclut qu’il s’agisse d’une offre ferme et définitive au sens de l’article 1114 du Code civil.
Quant à la mention manuscrite “offre acceptée”, elle ne peut produire aucun effet, dès lors que le gérant n’a pas le pouvoir de disposer des parts sociales des associés, ceux-ci n’ayant jamais donné leur accord sans conditions.
La lettre d’intention reste donc ce qu’elle est : une entrée en négociation.
Fermer une data-room n’est pas rompre fautivement des pourparlers
L’autre argument de CORINVEST tenait à la prétendue brutalité de la rupture : selon elle, la SCI DU 13 RUE LAS CASES aurait rompu fautivement les négociations en fermant la data-room le 3 février et en ne reconduisant pas les discussions.
Le tribunal va écarter cette affirmation avec fermeté.
En droit, la rupture des pourparlers n’est fautive que si elle est :
- brutale,
- déloyale,
- intervenue alors qu’un accord était imminent,
- ou motivée par une intention de nuire.
Or, dans l’affaire Las Cases :
- les demandes de la SCI étaient légitimes ;
- CORINVEST n’a jamais fourni les documents indispensables à l’évaluation de l’opération ;
- les relances ont été nombreuses et restées vaines ;
- aucune convergence des volontés n’était acquise.
Le tribunal écrit :
“La fermeture de la data-room et l’absence de réouverture jusqu’à la fin de la période d’exclusivité ne constituent pas une rupture fautive des pourparlers.”
Le vendeur n’a donc commis aucune faute, et d’ailleurs, rien n’oblige un vendeur à poursuivre des discussions lorsque l’acquéreur demeure opaque.
Pourquoi les 1,19 milliard d’euros réclamés étaient juridiquement impossibles
La demande indemnitaire de CORINVEST – 1 190 984 375 € – est sans doute l’un des aspects les plus spectaculaires de l’affaire.
Pourtant, le droit est parfaitement clair :
L’article 1112 du Code civil interdit expressément d’indemniser :
- les avantages attendus du contrat non conclu,
- et la perte de chance d’obtenir ces avantages.
En d’autres termes :
- pas de “gain manqué”,
- pas de “manque à gagner”,
- pas de “marge future”,
- pas de “budget d’investissement perdu”.
Les demandes de CORINVEST étaient donc juridiquement infondées, en plus d’être totalement disproportionnées.
Le tribunal l’a rappelé avec une rigueur salutaire, rejetant intégralement toutes les demandes indemnitaires.
Aucune procédure abusive retenue contre CORINVEST : un rappel sur la prudence des juges
La SCI DU 13 RUE LAS CASES sollicitait également une condamnation pour procédure abusive, ainsi qu’une amende civile.
Là encore, le tribunal reste fidèle à une jurisprudence constante :
l’abus de procédure suppose une intention de nuire, ou une erreur grave équivalente au dol, ce qui est rarement caractérisé.
Même si l’attitude de CORINVEST laisse planer des doutes, le tribunal a estimé que les conditions n’étaient pas réunies.
Les enseignements pratiques pour les vendeurs et les acquéreurs
L’affaire du 13 rue Las Cases offre un cas d’école.
Pour les vendeurs :
- toujours exiger des documents solides sur l’identité de l’acquéreur,
- refuser d’avancer tant que la transparence n’est pas totale,
- documenter toutes les relances,
- ne jamais confondre lettre d’intention et promesse,
- conditionner l’accès à la data-room à la fourniture de documents sérieux.
Pour les acquéreurs sérieux :
- fournir en amont un dossier complet,
- éviter les montages opaques,
- rassurer sur la disponibilité des fonds.
Pour tous :
- comprendre que la bonne foi précontractuelle n’oblige pas à conclure,
- et que la lettre d’intention reste un instrument de négociation, non un outil d’engagement.
Conclusion
L’affaire Las Cases rappelle que la lettre d’intention n’est jamais un contrat, et que la phase précontractuelle, si elle n’est pas encadrée, peut devenir le terrain de manipulations sophistiquées.
Face à des montages opaques ou à des stratégies procédurales agressives, il est crucial de sécuriser juridiquement chaque étape des pourparlers, d’exiger la transparence financière, et de veiller à la parfaite traçabilité des échanges.
La décision rendue par le Tribunal judiciaire de Paris le 10 mars 2025 marque un point d’arrêt clair : la lettre d’intention ne vaut pas promesse, la transparence est indispensable, et les demandes indemnitaires extravagantes ne sauraient prospérer.
Les transactions immobilières de grande valeur gagnent à être accompagnées dès le début par un avocat rompu à ces mécanismes : la prévention, en la matière, est toujours moins coûteuse qu’un contentieux instrumentalisé.
